« Proust n’est pas doué pour le dessin ni pour la peinture. Il en souffre » C’est Philippe Sollers qui l’écrit, dans L’Œil de Proust (Stock, 1999). Cet essai aigu n’est pas seulement le commentaire des dessins de Proust dans ses manuscrits ou ses lettres ; Proust écrivain a parlé mieux que personne de la peinture et de la musique (lui qui n’était pas doué non plus pour la musique).
Illustrer Proust, serait-ce saisir ce hiatus, ce dilemme ? Un artiste serait-il mieux placé qu’un autre pour investir le texte proustien ? Voici un très grand format orné par Pierre Alechinsky.
Dans un document descriptif, le peintre explique : « Illustrer n’ajoute rien à la compréhension d’un texte. Je n’ai donc pas illustré Un amour de Swann, je me suis permis de décorer les images. Orner. Cependant mon crayon a commis des infractions, quelques allusions d’une couleur sanguine : l’éclisse d’un violon, la courbe d’une robe, d’un dos, d’une chevelure. » Donc, à gauche, des images, des traits à la sanguine. À droite, sur la belle page, des apostilles bleues – le bleu d’Alechinsky –, une par page à des places changeantes, des variations, une partition verticale.
Face à face, deux lectures : l’une viserait les thèmes d’Un amour de Swann, l’autre le tempo, rythme de l’œuvre qui devient vite celui de notre lecture. Une lecture sur grand écran (le format inhabituel de ce livre), une lecture soustraite à la grisaille et à la monotonie typographique par la modulation graphique qui enveloppe, ou développe, le texte.
Les artistes qui se sont mesurés (des innocents) à la Recherche sont nombreux : Laprade, Van Dongen, Laboureur, Hermine David… Et Luis Marsans, dont les dessins ont jadis été exposés à la Maison de Balzac. L’esthète catalan restitue au plus près le monde proustien, irréductible à des images simples. L’ambiguïté de son trait du noir et du blanc était là, parente de celle du texte.
Sans doute voyait-on aussi l’image de Swann et d’Odette face à face, celle-ci coiffée d’un vaste chapeau, un de ces chapeaux de l’époque, à côté desquels ceux de la cour d’Angleterre sont des bibis. On en trouve en abondance sur la tête des femmes du monde « au temps de Marcel Proust ». Ce fut le titre de la présentation au musée Carnavalet de la collection Seligmann, avec en particulier des œuvres d’Henri Gervex, qui doit sa renaissance à François-Gérard Seligmann. Mais la donation (catalogue publié aux éditions Paris-Musées, 2001) permet de voir beaucoup de peintres devenus des inconnus. Chez Truchet ou Somm, on voit plus que ne suggèrent les mots les plus ajustés. Les décolletés font voir pourquoi les catleyas sur la poitrine d’Odette devaient sans cesse être remis à leur place par la main de Swann. Et la conséquence : « faire catleya ».
Sur la page de gauche d’Un amour de Swann de Proust et d’Alechinsky, un profil esquissé répété d’une page à l’autre. Nous ouvrons notre Botticelli. Le schéma du profil serait comme l’esquisse du pur visage de « la figure de Zéphora, la fille de Jethro, qu’on voit prise dans une fresque de la chapelle Sixtine ». Pur visage botticellien. Dans Alechinsky, sommant un tourbillon vertical. Une « illustration » qui nous fait nous attarder au vêtement de la jeune femme. La parenté d’Odette et de Zéphora est complexe.
De l’éclisse du violon, le texte de Proust ne dit rien. Pour Alechinsky, rien, sinon l’impossibilité de décrire avec des figures la sonate de Vinteuil.
Le dessin d’Alechinsky n’illustre pas, il orne, mais l’ornement est toujours aussi l’impossibilité de l’illustration. Celle-ci est incapable de rendre visible, tangible, l’impossible d’un texte, récit ou personnage, sinon par reprises. Ainsi de Charlus. Alechinsky n’opte pas pour telle ou telle version du baron : il dessine la canne de M. de Charlus. Un portrait de Charlus, qui ne tient à rien, sinon à l’impossible du portrait.
Les apostilles bleues enserrent en leur milieu le jeu de deux formes : S (comme Swann ?). Mais deux petites différences sont aussi notables d’une apostille à l’autre. Au lieu de la lettre S, nous lisons un cygne. J’ai en mémoire la première publication en revue, en 1977, de ce qui sera nommé dans la Pléiade L’Atelier d’Elstir. Le texte est : « Un cordage qui rejoignait obliquement le beaupré avec la grâce en partance d’un cygne était la proue. » Une note : « Sic. Lapsus probable reposant peut-être sur une confusion d’ordre phonétique entre “cygne” et “signe”. » Ne corrigeons pas Proust. Alechinsky, dans ses apostilles, unit Swan(n), le cygne et le signe. L’ornement peut parler aux yeux décillés.
Georges Raillard
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