Claude Lorius, 78 ans aujourd’hui, l’un des pères fondateurs de la glaciologie en France, est le principal héros de cette épopée de l’invention scientifique du changement global. Il n’avait que 24 ans ce mois de décembre 1956, lorsque le Norsel, « phoquier puant, graisseux et inconfortable », le dépose pour la première fois, lui et ses camarades, en terre Adélie, vaste continent de 12,5 millions de kilomètres carrés et recouvert d’une couche de glaces épaisse d’environ 2,5 kilomètres. Enfermé dans la base Charcot pour le premier hivernage en Antarctique, « exilé volontaire, j’étais devenu explorateur, sans bien savoir alors que j’explorais bien plus qu’un désert glacé », écrit-il.
La force des premiers chapitres de ce livre tient dans la manière de raconter les balbutiements de la glaciologie, par exemple les premiers carottages de glace grâce à un perforateur vertical permettant de remonter des échantillons où Lorius repère la succession des glaces d’hiver et d’été. La profondeur atteinte est de l’ordre de la dizaine de mètres. Alors que les pionniers de la station Charcot s’apprêtent à quitter cette dernière, l’Américain Charles David Keeling donne la première alerte. Du haut des 3 400 mètres de l’observatoire du Mauna Loa à Hawaï, il observe des teneurs anormalement élevées en CO2 dans l’atmosphère au-dessus du Pacifique. Ainsi 1957, dans le cadre de la mobilisation géophysique internationale, a été l’année des premières prises de conscience de l’ampleur d’un changement global de notre environnement planétaire sous l’effet des activités de l’espèce humaine.
Quelques années plus tard est mise en évidence la corrélation certaine entre la température du globe et la présence de gaz carbonique dans l’atmosphère. La scène se situe en 1967. Ce jour-là, non loin de la station Dumont-d’Urville en terre Adélie, Lorius ne résiste pas au sacrilège et, en compagnie du chercheur australien Bill Budd, il glisse au fond des verres de whisky de l’apéritif des glaçons prélevés dans leur dernier forage, à une centaine de mètres, vieux donc de milliers d’années. Très compressés, ils sont aussi très pétillants. D’où l’intuition que « la glace pourrait contenir les archives de l’atmosphère ». En 1977, avec un carottier électromagnétique d’un diamètre de 10 centimètres, la progression est rapide, à 140 mètres le 11 décembre, à 425 mètres le 21. L’examen de la variation de taille des cristaux de glace conduit à une nouvelle hypothèse, confortée plus tard : les glaciologues ont découvert un nouvel indicateur des variations climatiques passées. Après un travail sans relâche de 45 jours, la profondeur de 900 ètres est atteinte, soit « une immense carotte de glace qui nous permettra de caractériser le climat sur plusieurs dizaines de milliers d’années et de remonter au-delà du dernier âge glaciaire que la Terre ait connu, il y a 20 000 ans ! ». Le 31 décembre 1984, trois Français débarquent à Vostok, pôle froid de la Terre et base russe la plus secrète du continent. Avec leur progression vers le bas, les scientifiques remontent le temps. Quittant la chaleur de l’Holocène à 200 mètres, ils sont à 500 mètres en plein âge glaciaire, puis la température remonte, légèrement supérieure à la nôtre aujourd’hui. À 2 000 mètres, l’âge glaciaire antérieur est atteint.
Devant la Conférence internationale sur le climat de Villach en 1985, Lorius présente trois lignes interminables qui courent dans la nuit des temps, parfaitement parallèles : d’un côté la température, de l’autre le dioxyde de carbone et le méthane. Les courbes sont publiées le 3 octobre 1987 dans Nature où trois articles sont rassemblés et auxquels la revue consacre sa une : « CO2 atmosphérique et climat depuis 160 000 ans », avec notamment les signatures de Lorius, Jouzel responsable des analyses isotopiques de l’air des carottes au CEA, de Volodia Kotlyakov des instituts de recherche arctique et antarctique soviétiques, sans oublier celle de l’Américain James Hansen de la NASA. En moins de deux siècles, ceux qui nous séparent de l’aube de la révolution industrielle, les trois courbes de Lorius se cabrent brutalement. Ainsi semble confirmé le constat de Keeling, repris dans l’article célèbre de Roger Revelle et Hans Suess : « Les êtres humains procèdent actuellement à une expérience géophysique à grande échelle. En l’espace de quelques siècles, nous renvoyons dans l’atmosphère et les océans du carbone organique accumulé sur des centaines de millions d’années dans les roches sédimentaires (1). » C’est à partir d’une interprétation radicale de ces observations qu’Eugène Stoermer et Paul Crutzen évoquent en 2000 l’idée d’une ère géologique nouvelle, l’Anthropocène. Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie, développe cette idée en 2002, dans un article de Nature qui fera date : « Depuis trois siècles, les conséquences des activités humaines ont fortement augmenté. En raison des émissions anthropiques de dioxyde de carbone, le climat pourrait bien avoir été dévié de son comportement naturel pour les millénaires à venir. Il me semble approprié de désigner par le terme “Anthropocène” l’époque géologique actuelle dominée de bien des façons par l’homme (2)… »
L’acceptation de la dénomination de cette nouvelle ère par la commission de statigraphie, et à l’unanimité, de la Royal Geological Society de Londres est d’ores et déjà une reconnaissance académique de l’ampleur du changement global. À cet endroit, Claude Lorius rappelle la profonde réflexion de Georges Bataille évoquant dans La Part maudite « ce mouvement de dilapidation, qui nous anime et même que nous sommes […]. Jadis, la valeur était donnée à la gloire improductive, tandis qu’on la rapporte de nos jours à la mesure de la production ».
Nous devons à la convergence des travaux dont Lorius nous conte l’extraordinaire saga la compréhension scientifique des origines et des mécanismes du réchauffement climatique. Avec l’avènement de l’Anthropocène, c’est aujourd’hui notre civilisation même et ses fondements qui sont mis en question. Ainsi, sortant du champ de l’expertise et de l’analyse cloisonnée des faits qu’elles observent, les sciences de la nature non seulement effacent les frontières qu’elles ont érigées depuis deux siècles entre disciplines, matières et écoles de pensée, mais plus encore investissent l’espace public. Surgi dans l’imagination féconde du géochimiste Paul Crutzen, le concept émergent d’Anthropocène pénètre le champ de réflexion des historiens, des sociologues et des économistes. Ainsi, l’économiste Jeffrey Sachs, directeur de l’Institut de la Terre à l’université Columbia de New York, lui consacre-t-il un chapitre majeur de son dernier ouvrage. Et dans sa modestie de grand savant, Claude Lorius cède la parole à Dipesh Chabrabarty, historien des civilisations à l’université de Chicago : « L’homme a toujours été considéré comme un prisonnier du climat comme le dit Crosby citant Braudel : il n’était pas concevable qu’il puisse faire le climat. Considérer les êtres humains comme des agents géologiques implique de revoir l’échelle selon laquelle nous imaginons l’humain. » Ainsi peut-on estimer que la distance entre les deux calendriers, celui de l’histoire géologique et celui de l’histoire humaine, a désormais disparu. Ce qui pose une question majeure, au cœur des rapports entre science et politique. Car si la première peut prouver que la planète est une et indivisible, la seconde est face à la contradiction suivante : comment prouver aux hommes que leur intérêt commun est supérieur aux oppositions qui les déchirent ? Et cet objectif est-il d’ailleurs bien légitime au regard de la visée de justice et d’égalité dans la diversité qui doit être selon nous au fondement de toute action politique ?
1. Publié dans Tellus, n° 9, 1957.
2. Paul J. Crutzen, « Geology of manking », Nature, n° 415, 3 janvier 2002, p. 23.
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