L’auteure reprend l’impératif moral kantien « Agis de telle façon que tu traites l’humanité […] toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen », mais avec une définition de l’humanité étendue au monde dans lequel nous sommes condamnés à vivre. Émilie Hache prend le risque de ne pas reposer la question légitime de qui est responsable de quoi dans cette crise écologique, mais elle choisit plutôt d’argumenter à partir d’événements moraux permettant de répondre à cette crise et cela, en cherchant « comment prendre en compte les voix de ceux qui manquent à l’appel », c’est-à-dire les non-humains. Répondre à cet appel, c’est réfléchir à la question de savoir comment répondre.
L’auteure s’arrête ici sur William James, figure inédite du philosophe moral s’affirmant comme partie prenante de la vie morale, au même titre que tout un chacun, car il n’est pas plus qualifié que quiconque pour déterminer quel serait le meilleur univers. La question posée au philosophe moral est la suivante : son récit parle-t-il bien de ceux qu’il décrit ? D’où résulte la question de savoir si les acteurs se reconnaissent dans les propos du philosophe « décrivant leur travail ou leur engagement comme moral ». En découlent trois obligations dont peuvent user les différents acteurs : relativiser les différentes fins, faire appel à l’expérience et enfin faire des compromis. Émilie Hache illustre cette obligation avec l’exemple de l’élevage industriel, dont la réalité première est une relation quotidienne de travail entre l’animal et l’éleveur, avec pour ce dernier cette position difficile consistant à penser ensemble la relation, le soin et le fait d’envoyer à terme ces animaux à l’abattoir. C’est la mort des animaux qui pose problème et, très précisément pour les éleveurs, les conditions de l’abattage. Au terme de la première partie de l’ouvrage, la crise écologique apparaît donc non seulement comme une crise morale, scientifique et politique, mais surtout comme une crise du rapport entre ces trois dimensions.
Comme ouverture de la seconde partie « Se mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder », l’auteure s’appuie sur la célèbre et, selon moi discutable, formule de William James : « Le vrai consiste simplement dans ce qui est avantageux pour la pensée. » Premier objectif selon Émilie Hache, remettre ensemble morale et politique, valeurs et faits, car toutes les questions auxquelles est confrontée l’écologie sont indissociablement morales et scientifiques. Autrement dit, « agir moralement ne consiste pas ici à émettre des jugements de valeur sur des faits, mais à répondre à des protagonistes réclamant d’être traités aussi comme des fins […] ». Ainsi la limite supportable au réchauffement fixée par les climatologues relève d’un jugement scientifique et moral, de même que l’évaluation du bien-être animal ou encore tout jugement sur la validité de l’expérimentation animale. Le lien entre les deux formes d’objectivité, scientifique et morale, doit ainsi être compris, par exemple dans le cas de la biodiversité animale : « si ces animaux ainsi menacés sont en train de devenir “moraux”, cela se fait non pas en dépit de, mais (aussi) grâce à des mesures scientifiques qui les montrent en train de disparaître ». Il s’agit bien ici de tenir ensemble des dimensions inséparables de l’être.
Autre question, celle que pose la prétention partout affirmée de « moraliser l’économie ». La discipline économique est aujourd’hui traversée de controverses sur les modalités d’internalisation des coûts écologiques de l’activité économique. La critique proposée ici de l’évaluation du « juste prix » (notion non stabilisée) de ce que l’on nomme désormais les « services écologiques » est philosophiquement pertinente, mais elle aurait sans doute trouvé un autre souffle en incorporant la mise en cause radicale de l’opération illégitime qui consiste à prétendre donner un prix à des choses qui précisément à nos yeux n’ont pas de prix. Si l’on reprend la question du climat discutée par Émilie Hache, on sait que les parades économiques face au réchauffement reposent sur un corpus de légitimation d’inspiration néoclassique selon lequel, dans le champ de l’environnement, tout doit se mesurer par un prix sur un marché dont l’État est tout à la fois l’organisateur et le garant.
Cela ne peut être réalisé que par un double coup de force : l’État donne un prix aux choses qui n’en ont pas et crée le marché qui permettra de les échanger, ce qui est exactement le cas du marché d’émission des quotas des gaz à effet de serre. Cette critique ne s’oppose pas à l’argumentation de l’auteure ; elle lui conférerait à l’inverse force et précision. Le chapitre « moraliser l’économie » se clôt sur une discussion finement argumentée des questions centrales que sont la démographie et de l’épouvantail de la surpopulation, les contradictions Nord/Sud ou encore la décroissance.
Ce qui, selon Émilie Hache, donne une dimension tragique à la crise écologique est que les plus grands maux tels que l’effondrement de la biodiversité et le réchauffement climatique ont comme seule et même origine la démesure des activités de l’espèce humaine. Et même si l’on peut espérer mieux choisir grâce à l’articulation de la science et de la morale, reste une difficulté philosophique majeure : l’existence de demandes morales incompatibles. Le meilleur des mondes imaginable serait celui où toutes les demandes possibles seraient exaucées aussitôt que formulées. Mais il faut prendre acte avec William James que le monde que nous habitons est de facto borné par des limites spatio-temporelles et que donc « le problème à résoudre [est de] satisfaire en tout temps autant de demandes que nous le pouvons ». Et pour cela, il faut se battre pour un monde commun soucieux de l’avenir, selon Émilie Hache, c’est-à-dire contre les spéculateurs du marché carbone et l’irresponsabilité des pollueurs, sans oublier les limites de l’articulation de la morale et de l’économie si la politique elle-même ne vient pas s’en mêler.
Tel doit ou devrait être le souci d’écologies politiques qui ne séparent pas les fins des moyens, qui rompent le partage entre experts et profanes et cultivent une intelligence collective visant à se réapproprier le commun. Retenons la conclusion première de ce plaidoyer original en faveur d’une écologie pragmatique : formuler le désir de « la composition d’un monde commun en termes de cosmopolitiques est une façon de ralentir, nous obligeant à prendre en compte tous ces mondes que nous ne connaissons pas ».
Sans oublier que toutes les demandes ne sont pas compatibles parce qu’elles sont portées par des intérêts structurellement contradictoires. D’où la nécessité de choix dont la responsabilité revient au politique et qui ne peuvent également satisfaire tous les intérêts des acteurs sociaux en conflit dans les tourmentes écologiques de ce monde dans lequel nous sommes assignés à résidence, pour le meilleur et pour le pire. Tel est, selon nous, le cadre pratique d’action d’une écologie politique, pragmatique selon le vœu d’Émilie Hache, dont l’ouvrage original donne un souffle nouveau à la grande idée de justice sociale et écologique.
Jean-Paul Deléage
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)