Les agitateurs de la stratégie du doute se sont acharnés contre la preuve scientifique. Le paradigme de l’activité et des méthodes de ces professionnels du doute est le montage, dans les années 1980, d’une vaste entreprise de création du doute à propos des méfaits de l’industrie du tabac. L’un des protagonistes les plus en vue en fut le physicien Frédéric Seitz.
Dès 1953, des preuves avaient été établies et diffusées auprès du grand public des effets cancérigènes de la consommation de tabac. Le Reader Digest avait même publié un article titré « Le cancer de la cartouche » et les dirigeants
de l’industrie du tabac étaient terriblement inquiets. La ligne de défense qu’ils choisirent fut la suivante : les réponses de la science ne sont jamais dépourvues d’incertitudes et si personne ne pouvait affirmer que la science avait établi que fumer était sans danger, personne ne pouvait non plus affirmer l’inverse. La décision fut prise de livrer le combat sur le terrain de la science en instillant le doute sur les résultats avérés de la recherche scientifique elle-même. C’est dans ce contexte que Seitz fut recruté. Scientifique brillant, spécialiste de la physique du solide, propulsé sur le devant de la scène par le projet Manhattan, Seitz avait été conseiller scientifique de l’OTAN, président de l’Académie des sciences, puis il s’intéressa à la biologie en se rapprochant de Reynolds. L’industrie défendait son produit principal – le tabac, « en produisant autre chose : le doute sur son innocuité ». « Pas de preuve devint le mantra […] de toutes les campagnes destinées à combattre les faits. » Et lorsque la campagne en faveur de l’industrie du tabac fut à bout de souffle, Seitz et ses émules avaient ouvert une longue piste qui les conduirait à la guerre des étoiles, à l’hiver nucléaire, aux pluies acides, au trou dans la couche d’ozone, jusqu’au réchauffement climatique.
Défense stratégique et truquage des faits
Seitz et ses collègues redéployèrent leur génie stratégique sur un autre terrain, quasi planétaire, celui de la guerre des étoiles. L’anticommunisme véhément de Seitz et de ses collègues allait s’inscrire dans le sillage de l’Institut Hudson créé par Herman Kahn pour promouvoir les idées conservatrices, parmi lesquelles celle de relancer un grand programme d’armement. Ils furent à cette fin relayés par Edward Teller, le père de la bombe à hydrogène, et l’astrophysicien Robert Jastrow, fondateur de l’Institut Goddard d’études spatiales. Il s’agissait de constituer une initiative de défense stratégique (SDI), c’est-à-dire un bouclier contre une attaque de missiles soviétiques. Bouclier antimissile dont Carl Sagan et son équipe montrèrent l’inanité avec leur théorie de l’hiver nucléaire. Face aux théories de l’hiver nucléaire, la SDI déclencha immédiatement une polémique provoquant une violente réaction chez les scientifiques. Parmi eux, Carl Sagan sut expliquer au grand public que la proposition de défense antimissile de Reagan était aussi invraisemblable que la saga de Star Wars dont le dispositif avait emprunté le titre. Aucun système technique n’étant parfait, le dispositif anti-missile était plus dangereux encore qu’inutile ; et bien sûr impossible à tester. Les derniers arguments des partisans de la guerre des étoiles, comme Seitz et Jastrow, furent balayés par les modèles de l’hiver nucléaire élaborés par Carl Sagan et ses collègues. Carl Sagan publia un article dans un magazine à grand tirage, expliquant que, dans l’hypothèse d’un « échange » de cinq mille mégatonnes, « les températures terrestres, à l’exception de minces bandes côtières, baisseraient de 35 degrés Celsius et demeureraient au-dessous de zéro pendant des mois ». Dans un autre article, Sagan imaginait l’hiver nucléaire comme une réalisation de la « Machine du crépuscule » du stratège Herman Kahn et qu’avait déjà mise en scène Stanley Kubrick dans Dr Folamour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Une guerre nucléaire détruirait automatiquement l’humanité et aucun individu sain d’esprit ne se risquerait à déclencher le processus de destruction du monde pendant que la bande sonore du film jouait « We’ll meet again… » (« Nous nous reverrons… »).
Jastrow, Teller et Seitz furent consternés par la manière dont Science avait rendu hommage aux auteurs de l’hypothèse de l’hiver nucléaire. Et comme l’industrie du tabac l’avait fait avant eux, ils décidèrent de créer un institut. Pour Jastrow, il s’agissait de faire contrepoids à l’Union des scientifiques concernés (UCS), fondée en 1969 par des universitaires et des étudiants du MIT. L’UCS voulait exprimer « l’opposition déterminée à l’accroissement de notre arsenal nucléaire et au développement d’armes chimiques ou biologiques ». Dès lors, le conflit politique était ouvert avec l’administration Reagan. Jastrow, Teller et Seitz prirent la tête de la contreoffensive reaganienne. Physiciens retraités ou semi-retraités, ils étaient tous trois des faucons héritiers de la guerre froide. L’Institut prit le nom du général George Marshall avec pour mission « d’élever le niveau de compréhension scientifique du peuple américain dans les domaines de la science ayant un impact sur la sécurité nationale et d’autres domaines d’intérêt public ». Jastrow avait réussi à initier un débat politique, mais il souhaitait le pousser plus loin, jusqu’à aborder la question de la fraude en science – « pour autant qu’elle était utilisée contre les armes nucléaires ». Il engagea à cette fin un idéologue chargé de lancer la contre-offensive contre les adversaires de l’Amérique et de la libre entreprise. Russell Seitz, cousin de Frédéric, entreprit une attaque en règle par la publication d’un pamphlet contre la soi-disant théorie de l’hiver nucléaire. Le titre de l’article, « Nouvelles du froid : la fonte de l’hiver nucléaire » donnait le ton : il ne fallait accorder aucun crédit aux scientifiques américains, surtout lorsqu’ils appartenaient au vaste conglomérat des groupes d’activistes environnementalistes et progressistes. Selon Russel Seitz, l’hiver nucléaire n’était que de la politique de gauche/progressiste/écologiste outrageusement maquillée sous les couleurs de la science. Cet article marquait le virage à droite toute contre la science amorcé par les néoconservateurs américains. Et comme leur héros Milton Friedman, ces hommes s’engageaient dans l’indissociable défense du système capitaliste et de leur conception de la liberté.
Pluies acides, trou dans la couche d’ozone et déni du changement climatique
Deux nouveaux combats cruciaux en administrèrent bientôt la preuve, celui des pluies acides et celui du trou dans la couche d’ozone. Après un article du magazine officiel de la Société américaine de chimie, expliquant que les pluies et les neiges avaient un impact considérable sur la végétation, le déclin des populations de poissons dans les rivières et les lacs, corrodant les bâtiments et pouvant même affecter la santé humaine, en 1981 un article paru dans Scientific American leva les derniers doutes sur l’origine des pluies acides, désormais le premier problème environnemental global. L’administration Reagan se livra à une véritable manipulation de données scientifiques avérées. Et il n’y eut pas de législation sur les pluies acides pendant le reste des années Reagan. Nous ne savons pas quelle est la cause des pluies acides, telle fut la rengaine de l’Administration Et bien que tous les scientifiques aient déjà conclu qu’il s’agissait d’une menace qui ne pouvait être ignorée, les marchands de doute contribuaient à retarder des décisions dont l’urgence était dictée par la raison scientifique. Avec la bataille autour du trou dans la couche d’ozone, ils ne se limitèrent pas au rejet de la règle du jugement par les pairs, mais ils désignèrent la science elle-même comme leur adversaire. Très vite les chlorofluorocarbones (CFC) furent identifiés comme les responsables de la déplétion de la couche d’ozone dans la haute atmosphère. Dès lors apparut la nécessité d’une régulation de leur émission et le processus politique s’emballa. En 1985, le British Antarctic Survey rendit publique l’observation d’un « trou » important au-dessus de l’Arctique, confirmée par les images satellitaires. Les négociations internationales aboutirent à la négociation du protocole de régulation de Montréal en 1990.
Dès les années 1950, d’éminents scientifiques avaient publié des articles décisifs sur le changement climatique et l’origine anthropique de ce phénomène, et le Président Lyndon Johnson en fit état lors d’un message au Congrès : « Notre génération a altéré la composition générale de l’atmosphère à l’échelle globale […] en augmentant de façon régulière la concentration de dioxyde de carbone par l’utilisation de combustibles fossiles. »
Plusieurs rapports officiels, dont l’un avait été piloté par James Hansen de l’Institut Goddard d’études spatiales, avaient souligné le risque d’un changement climatique sous l’effet des actions humaines. Mais science et politique ne pensent pas dans les mêmes temporalités et un scientifique impliqué dans ces débats rappelle : « Lorsque vous leur expliquez, à Washington, que le CO2 va doubler d’ici cinquante ans et que cela aura des effets majeurs sur la planète, ils vous répondent : revenez me voir dans quarante-neuf ans. » Les rapports se succédaient auxquels répondait l’inertie de l’Administration, lorsque deux événements cruciaux marquèrent l’année 1988. Le premier fut l’annonce de la création du Groupement intergouvernemental pour l’étude du climat (GIEC) qui confirma que l’utilisation sans limites des combustibles fossiles et le réchauffement subséquent dû aux gaz à effet de serre produirait des changements comme l’homme n’en avait jamais connu auparavant ; le second fut l’affirmation par James Hansen que le réchauffement climatique d’origine anthropique avait déjà commencé. Dans ce contexte, les marchands de doute, mus par des intérêts idéologiques communs, purent empêcher l’émergence de vérités scientifiques établies et la prise de décisions politiques au motif qu’elles feraient obstacle aux intérêts économiques immédiats et aux profits de groupes industriels puissants. Parmi ces derniers, Exxon Mobil joua un rôle décisif contre les théoriciens des pluies acides et ceux du réchauffement climatique.
Quelle que soit l’explication, la plupart des médias montrèrent les dangers du tabac, la réalité des pluies acides ou du changement climatique comme des questions controversées dans le champ scientifique. Ainsi, à l’aube du XXIe siècle, les principaux médias présentèrent-ils le réchauffement climatique comme férocement débattu, vingt-cinq années après que l’Académie des sciences américaine eut affirmé qu’il n’y avait pas lieu de douter qu’il était provoqué par l’utilisation des combustibles fossiles ! La création d’un réseau d’institutions et de publications plus ou moins éphémères, la prolifération d’articles et de pétitions ayant l’oreille des journalistes de la grande presse économique créèrent un véritable « village Potemkine de la science ». Ce village était peuplé de fantômes auxquels quelques gloires déchues de la science américaine donnaient l’apparence de la vie. La marchandisation du doute fut soutenue par des think tanks qui répandaient le message et de grandes sociétés qui y trouvaient leur intérêt direct, au premier rang desquelles le groupe pétrolier Exxon Mobil. C’est tout à la fois le fondamentalisme du marché et l’héritage de la guerre froide qui légitimèrent l’autorité du lobby en faveur de la guerre froide et lui conférèrent une crédibilité considérable auprès des cercles politiques américains les plus conservateurs. Lorsque la guerre froide prit fin, ce lobby inventa une nouvelle grande menace, les environnementalistes, qualifiés de pastèques, « verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur » écrivaient-ils. Selon eux, toute forme de régulation du marché préconisée par ces pastèques conduisait en douceur vers le socialisme, forme rampante du communisme.
L’atonie des scientifiques devant ces dénis répétés est liée à la réalité du travail scientifique contemporain qui est collective et tend donc à confiner chaque chercheur dans l’exiguïté de sa spécialité ; la plupart d’entre eux sont peu enclins à communiquer à grande échelle, ce travail étant même considéré à tort comme un exercice subalterne de « vulgarisation ». Il existe une autre raison à cette frilosité, la crainte de menaces brutales comme celles auxquelles furent soumis, par le sénateur de l’Oklahoma, James Inhofe, N. Oreskes et E. Conway pendant la rédaction de leur livre. La raison la plus excusable pour les scientifiques tient peut-être à leur amour de la science et à leur conviction que cette dernière finit toujours par triompher. Or l’urgence est là, le Groenland est mortellement touché par le réchauffement et nous sommes toujours en train de bricoler.
- Traduction de l’édition américaine, Bloomsbury Press, 2010.
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