Les premiers chapitres traitent de la biopolitique des corps et d’abord de la célèbre controverse de l’inoculation de la petite vérole, maladie qui tuait une personne sur sept en Europe au XVIIIe siècle. La mise en œuvre de la technique de l’inoculation permit « d’étendre la rationalité probabiliste à la vie elle-même ». Après l’émergence de la casuistique du risque en Nouvelle Angleterre, puis en Grande-Bretagne, en France, les propagandistes de l’innovation « utilisèrent justement les probabilités pour réordonner l’autorité dans le corps politique ». Ainsi, en 1754, le géomètre Charles-André de La Condamine lit à l’Académie des sciences un mémoire salué par Grimm comme une révolution en ce qu’elle qualifie l’expertise probabiliste comme fondement d’une bonne médecine et relativise la puissance du corps médical face à celle du jugement public. Chaque inoculé contracte librement un risque au bénéfice de la collectivité ; encore fallait-il des techniques de la preuve et de pouvoir pour qu’advienne la société de la vaccination. C’est à la Révolution française qu’il revint d’inscrire la biopolitique dans un nouveau dispositif d’administration de la société. Alors que le roi était le ministre de Dieu sur terre, les gouvernements révolutionnaires devinrent les dépositaires de la souveraineté nationale, « c’est-à-dire d’un ensemble biologique défini par la naissance et la filiation ». La nature contractuelle du lien politique justifiait de nouvelles contraintes politiques, ainsi ce décret de juin 1793 rendant obligatoire la vaccination de tous les enfants dont les parents dépendaient des secours publics. La vitalité des corps devenait essentielle dans l’affrontement entre la Nation et l’Europe d’Ancien Régime coalisée à ses frontières.
Pris dans leurs contradictions, l’État impérial et ses successeurs se refusèrent cependant à toute politique coercitive puisqu’il fallut attendre 1902 pour que la vaccination soit obligatoire. C’est à l’intérieur des hospices que se livra la guerre des preuves et des contre-épreuves et c’est dans ce contexte qu’intervient « la grande innovation des vaccinateurs : la définition graphique de la vaccine » ; avec l’invention d’un nouveau code graphique, nous entrons au cœur du pouvoir médical, « là où il s’exerce en silence, au moment où le langage n’est pas encore déposé sur les choses ». L’image vaccinale n’est pas en effet une copie de la nature, mais une interprétation de cette dernière. Avant les vaccinateurs, jamais un tel coup de force n’avait été réalisé par les médecins : la définition d’une maladie par son image. La différence essentielle entre inoculation et vaccine tient en ceci : à l’inverse de l’inoculation, qui avait poussé à réorganiser la représentation des relations entre Dieu, la nature et la politique, l’expertise vaccinale, présentée comme une simple technique de prévention du risque, séparait science et politique, et elle fut paradoxalement la condition première de l’acceptation de la vaccine, puis « derechef celle du changement d’échelle de l’humanité ».
L’environnement n’est pas une notion récente. Ainsi passe-t-on de l’idée de circumfusa (ou choses environnementales) de l’Ancien Régime, c’est-à-dire de toutes les choses environnementales naturelles ou artificielles, à un cadre libéral de régulation des conflits « fondé sur la simple compensation financière […] compensant des dommages réclamés par les voisins des industriels. » Les choses environnementales deviennent l’objet d’une nouvelle ligne comptable dans la gestion des entreprises. Et, comme le souligne Fressoz, l’environnement est intégré au processus de libéralisation/marchandisation du capitalisme industriel, à l’instar de ce qu’avait démontré Karl Polanyi dès 1944 en affirmant que la production dans une société de marché « suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandise (1). » Ce qui est désormais en jeu, c’est la régulation post-révolutionnaire des « établissements classés » dont des savants comme Chaptal furent les initiateurs et les régulateurs, car, écrit Fressoz, « les exigences du capital ne tolèrent plus les incertitudes de la police », l’état d’incertitude et l’indécision éternelle de la régulation environnementale d’Ancien Régime, accusée de décourager les entrepreneurs. Décret de 1810, construction étatique du marché chimique, réorganisation des illégalismes environnementaux, imposition d’un premier hygiénisme avant 1850 jouèrent un rôle fondamental pour imposer l’industrialisation en dépit de son « cortège de pollutions ». Au milieu du siècle s’opère un basculement complexe. Les hygiénistes montrent le rôle de la misère morale et matérielle dans les maladies des artisans ; le passage de la topographie médicale à l’enquête hygiéniste s’efforce d’administrer la preuve que l’usine, en dépit de ses incommodités, ferait advenir une société prospère et donc une population en bonne santé : « grâce à l’hygiénisme, le libéralisme avait conquis les choses environnementales ». Et le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert définit « fabrique » par « voisinage dangereux ». Mais le libéralisme était aussi devenu l’administrateur des compensations financières des dommages environnementaux. Quels en furent les effets techniques et sociaux ? Les « ouvriers fantômes […], soumis à la logique capitaliste de la maximisation des rendements » subirent d’inimaginables souffrances, notamment par une rotation rapide des effectifs pour renouveler la main d’œuvre exploitée à mort, littéralement.
La technique a vraiment fait son entrée dans l’espace public avec l’innovation du gaz d’éclairage, mais il n’a pas été rendu compte de la richesse et de la vivacité des controverses suscitées à cette occasion car la plupart des récits ne retiennent que les étranges aberrations des opposants qui « offusquent la raison (2). » Tous les récits ignorent le motif principal des oppositions, à savoir le risque d’explosion des gazomètres implantés au milieu de zones très denses d’habitations. Bien seul fut le chimiste Clément-Desormes à lancer l’alerte : « À moins d’un débat public qui attire l’attention et le concours d’un grand nombre de personnes, on ne peut parler [à propos du gaz d’éclairage] d’un jugement assuré. » Plus globalement, dans l’Europe de la première industrialisation, la gestion du risque s’organise très différemment suivant les pays, mais la même conséquence est partout visible. En libérant l’énergie des limites forestières, le gaz issu du charbon de terre « a désinhibé la consommation énergétique et a finalement ouvert la voie à la carbonification de l’atmosphère ». La norme technique de sécurité répondait donc à la première exigence de protéger le capital industriel en contenant le risque et en le légalisant ; la seconde fut d’intégrer les nouveaux objets de la révolution industrielle dans l’anthropologie juridique. Dans cette perspective, la norme technique joua un rôle essentiel. Appuyée sur cette dernière dont la perfection était garantie par l’administration, « la norme visait à produire des sujets responsables ». Il fallait donc à cette fin « rendre la technique aussi prévisible que les lois de la nature », d’où notamment l’effort pour rendre sûres les machines à vapeur. Là où le philosophe Adam Ferguson soutenait que la perfection de l’atelier consistait à en faire une machine dont les pièces seraient des hommes, Marx voyait déjà la réduction des différences entre mécanisation de l’homme et humanisation des machines comme « un symptôme du désordre du capital transformant l’ouvrier en accessoire vivant de la machine ». Les chemins de fer furent l’objet d’une régulation spécifique, car il ne s’agissait plus seulement de machines, mais de réseaux complexes de machines de grande extension spatiale. En France, la loi du 15 juillet 1845 soumit l’espace ferré à des règles de police exceptionnelles : « le sabotage est puni de mort […], les maladresses, inattentions, négligences et inobservations du règlement sont passibles de 6 mois à 5 ans de prison ». Cette loi de police fut complétée par une réglementation technique très stricte avec une ordonnance de novembre 1846. Dans l’idéologie dominante de l’époque, les romans de Jules Verne exprimèrent la nouvelle représentation occidentale du monde, « celle d’une Europe technologique sûre dans un monde barbare et dangereux », justifiant par là même l’acceptation des risques de la modernité.
Dans sa conclusion, Fressoz met en lumière les origines bi séculaires du chiasme spécifique de notre société libérale et technologique : « d’un côté nous transformons radicalement la nature quand de l’autre nous proclamons l’impossibilité de modifier la société ». Il y a bien là tout un projet anthropologique soutenu sans complexe par le néolibéralisme contemporain. Il est d’autant plus regrettable que, dans ce contexte, le monde intellectuel se soit désintéressé des conditions matérielles de la production. Des esprits imbus d’un savoir économique vulgaire ont même imaginé la possibilité d’une croissance dématérialisée et affranchie de toute détermination matérielle. En fait, les discours postmodernes sur le dépassement des limites entre nature et culture « n’ont fait qu’entériner le projet moderne de maîtriser la nature ». Ainsi, l’oxymore du développement durable est aujourd’hui « un puissant anxiolytique à destination des consommateurs consciencieux », ce que des entrepreneurs calculateurs ont su s’approprier pour assurer la durabilité de leurs propres affaires. L’ouvrage de Jean-Bernard Fressoz apporte la puissance d’un éclairage historique remarquablement documenté sur la réalité des dispositifs qui ont produit la désinhibition à l’égard de la consommation effrénée des produits ordinaires de la technoscience moderne.
Cet ouvrage passionnant permet de repérer les racines historiques des contradictions socio-écologiques de notre modernité. Par sa rigueur, il administre la preuve de la puissance d’un travail scientifique qui n’hésite pas à s’engager sur le terrain difficile de la confrontation des idées politiques. En effet, « c’est à cette condition que nous pourrons sortir de l’étrange climat actuel de joyeuse apocalypse. »
1. Karl Polanyi, La Grande transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 70.
2. Louis Figuier, Les Merveilles de la science, 1872.
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