Dès l'introduction à l'ouvrage de Grove, Grégory Quénet rappelle la thèse majeure de l'auteur : « Les îles du Paradis tropical auront bien été le terreau où est née la conscience environnementale occidentale au XVIIIe siècle. » Loin de l'idée reçue d'un impérialisme purement destructeur de l'environnement, l'État colonial fournit également un forum pour le contrôle des opérations capitalistes visant le gain à court terme ; et cela grâce à des formes interventionnistes de gestion des terres, et à la diffusion rapide de la colonie vers la métropole de nouvelles idées scientifiques que l'on peut qualifier « d'écologiques ».
L'une des raisons tient à la formation d'un groupe spécifique et important de naturalistes dans le cadre de la domination coloniale néerlandaise, française et britannique. Au cours du XVIe siècle déjà s'était enracinée la conception selon laquelle les modèles de jardins arabes, perses et moghols (« paradaeza », en farsi) étaient le lieu symbolique de la recréation du Paradis.
L'expansion de l'agriculture de plantation aux Indes occidentales au XVIIe siècle engendra un déplacement de cette dernière vers l'ouest, d'une île des Caraïbes à l'autre et finalement vers les colonies néerlandaises, jusqu'au Brésil. À la même époque, ce fut sur les îles situées le long des principales routes commerciales vers l'Inde et la Chine que naquirent les premières formes sophistiquées de conservation étatique.
Ainsi en fut-il au XVIIIe siècle d'une gestion forestière française à l'île Maurice et à la Réunion. Nommé intendant de l'île Maurice en 1766, Pierre Poivre développa une politique conservationniste exemplaire et s'y livra à une série d'expériences en vue de collecter et de transplanter des spécimens de plantes en provenance des îles Molluques, en se référant aux techniques indiennes et indigènes. Lors de son retour en France, ses écrits condamnèrent non sans virulence les pratiques coloniales à l'égard des peuples autochtones, en matière foncière notamment.
Les démarches novatrices de Poivre furent soutenues par Commerson et Bernardin de Saint- Pierre. L'une des plus remarquables consistait à mettre en relation les nouvelles connaissances en matière de surfaces boisées, de précipitations, de régime des cours d'eau et d'érosion des sols. Le conservationnisme élaboré par Poivre eut une descendance intellectuelle dans un contexte colonial débordant largement le domaine français.
Autre situation non moins passionnante : l'emploi de chirurgiens en Inde comme surintendants des jardins botaniques avait déjà jeté les fondations d'une infrastructure technique d'expertise scientifiques. Cette dernière reposait non seulement sur les compétences médicales et botaniques des chirurgiens, mais aussi sur leur statut social élevé, leur permettant de se constituer en lobby scientifique. Sir Joseph Banks, président de la Royal Academy à partir de 1784, soutint activement le rapprochement entre le service médical de la Compagnie des Indes orientales et les sociétés scientiques et botaniques de Grande-Bretagne, de sorte qu'en 1830 la grande majorité des huit cents chirurgiens de la Compagnie basés en Inde étaient écossais.
Autour de cette date, l'émergence d'une analyse largement partagée des dangers de la déforestation reposait sur plusieurs constats : liens entre déforestation, diminution des précipitations et conscience politique de la récurrence des famines en Inde ; suspicion d'un lien entre la fréquence des épisodes de maladies frappant les villes à forte croissance et les aléas météorologiques ; corrélation supposée entre déforestation, changements climatiques et famines récurrentes. Nommé surintendant du jardin botanique de Dapurie, le docteur Alexander Gibson multiplia les alertes à propos de l'étendue du déboisement, puis utilisa en dernier recours l'argument de la « menace climatique » auprès des directeurs de la Compagnie et de la communauté scientifique indienne.
En 1847, la mainmise du service médical sur le gouvernement était bien établie et « fut davantage institutionnalisée par la nomination de Gibson à la surintendance du service forestier de Bombay ». Hugh Cleghorn, qui avait milité avec Gibson en faveur des mesures de conservation, était essentiellement un botaniste. En 1866, il se prononça ouvertement contre l'établissement incontrôlé des intérêts de la plantation dans les Nilgiri et le Kodagu, au motif que les activités des planteurs européens étaient bien plus destructrices que celles des cultivateurs établis depuis longtemps dans ces régions.
Il s'avère ainsi que l'essentiel du conservationnisme colonial initial est inséparable du fait que les processus occidentaux de développement économique étaient intrinsèquement destructeurs de l'environnement. Face à la menace de famine et de révolte sociale, « l'État était tout à fait prêt à accepter, pour survivre, les recommandations [...] radicales » de cette génération d'experts scientifiques. C'est pourquoi la politique de conservation, comme réponse étatique à la crise écologique, apparut dans la périphérie coloniale plutôt qu'au centre métropolitain. C'est aussi pour cette raison qu’une révision radicale de l’histoire de la conservation et du rôle qu’y joua l’État est nécessaire, en prêtant davantage attention « au rôle novateur des périphéries coloniales du point de vue de leurs relations avec les centres métropolitains », qu’ils fussent français ou britanniques.
Grégory Quénet, dans la postface « Protéger le jardin d’Eden », estime à juste titre que la thèse défendue dans « Les îles du Paradis », article repris deux ans plus tard dans Green Imperialism, fut trop peu entendue. La réception en France de cet article et de ce grand livre est en effet restée confidentielle. Rendez-vous dmanqué d'autant plus regrettable que Pierre Poivre, « un nom qui mériterait de figurer dans tous les manuels d'histoire », est, selon Grove, la première grande figure d'une véritable conscience écologique. On peut penser avec Quénet que Richard Grove est l’un des initiateurs de l’émergence en cours du « nouveau climat de l’histoire ». Écouter sa voix est nécessaire pour ouvrir de nouveaux chantiers historiques ; et cela en évitant toute naturalisation de l’histoire, à l’heure où, avec notre entrée dans l’Anthropocène, nos sociétés sont confrontées à la réalité du changement climatique.
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