La première séquence proposée apporte la dimension temporelle à la transposition de l’espace tridimensionnel à l’image plane de la photographie. Le temps porte cette impression que donnent à voir le changement de végétation et la succession des saisons ou que suggèrent tout simplement les traces d’un mouvement passé encore lisibles dans les transformations qu’il a entraînées. Puis, deuxième séquence, le cadrage du détail structurellement pertinent, la restitution du segment photographié dans l’immensité de l’espace étudié désignent les frontières et les limites entre les spécificités visuelles de ces différents territoires. Les formes géométriques, tantôt naturelles, tantôt construites et dont l’échelle varie en fonction de l’altitude à laquelle et l’angle sous lequel opère le pilote-photographe, sont cadrées dans une forme rectangulaire.
Couleur, texture, contexte social et culturel se déploient ainsi indéfiniment sans faire grand cas des contextes politiques. Ainsi la variation de lumière, principe essentiel de la peinture du temps, nous révèle-t-elle l’éphémère beauté d’un paysage toscan ou la vision minimaliste d’un terrain de base-ball dans le Massachussets, terrain réduit à sa plus simple expression par un tapis de neige de texture laineuse ou encore la triste et répétitive banalité d’un lotissement de maisons en série à Henderson dans le Nevada. À partir du contraste entre les formes souvent rondes et pleines de paysages de la nature et celles, fréquemment coupées, zébrées et cisaillées du monde travaillé par l’industrie, les photographies d’Alex MacLean ouvrent à une ample et profonde réflexion sur les effets toujours traumatisants et souvent délétères des constructions humaines. Le tracé d’une route, l’accumulation de maisons standard dans d’ennuyeux lotissements sont le signe de la tristesse de notre monde bâti. Pire, lorsque ces constructions sont côtières, la question est posée de l’inconscience écologique des aménageurs, ignorants de l’inexorable montée de l’océan mondial sous l’effet du réchauffement climatique avec le bouleversement des traits de côte et des paysages, le dérèglement fatal des systèmes d’écoulement et notamment l’engorgement des émissaires d’évacuation des eaux usées.
Tout aussi inquiétantes, ces accumulations de déchets dont le symbole le plus coloré est un assemblage disparate de carcasses automobiles, cadavres dérisoires de notre modernité mécanique et, plus banals, ces tristes alignements d’avions de guerre, inutiles et désaffectés, au sens premier du terme. La séquence trois envisage précisément la relation entre géométrie et photographie sur deux plans différents : celui de la façon dont les objets sont construits et dispersés dans le réel, au niveau du sol et celui de « la géométrie de la photographie qui renvoie aux formes entrant dans le cadre rectangulaire de la photo », c’est-à-dire à la perception subjective qu’en a l’artiste. Seul l’art du photographe révèle l’agencement des formes et des couleurs, la douceur ou la brutalité des lignes, telle cette étrange zébrure de la trajectoire d’un tracteur à Loraine dans le Texas qu’il oppose à la douceur cultivée des lignes des chaumes et des graminées suivant les ondulations des collines de la Palouse à l’est de Washington. Dans ce registre, Alex MacLean souligne encore l’opposition nature/culture. La première souvent répétitive et fractale, la seconde évidemment marquée par la diversité des sociétés humaines. Encore que des images surprenantes viennent troubler cette opposition : parkings ou gares de triages où sont impeccablement agencés et alignés minuscules voitures ou trains interminables, – nous sommes là dans la séquence « collections et répétitions ». Et plus encore cette étonnante image d’une plage d’Émilie-Romagne sur la mer Adriatique quadrillée par d’interminables alignements d’identiques parasols colorés, illustration de l’idée de répétition. Image découverte sur Google Earth à l’occasion d’un travail de commande sur la consommation touristique en Italie. Sous ces parasols se retrouvent des milliers de personnes se livrant en été aux mêmes activités : fumer une cigarette, lire un journal ou bavarder avec son voisin. Indice du comportement moutonnier dans nos sociétés de consommation de masse et dans lequel Alex MacLean repère un indice plus général, « la manifestation tangible de nos vies qui sont si semblables à bien des égards », de nos vies et de nos modes de vie, conformes à l’air du temps.
L’élevage et la nourriture s’inscrivent aussi dans cette séquence. Ainsi une rangée ininterrompue de box pour un élevage intensif de veaux dans l’Indiana « donne une idée de la taille gigantesque de la ferme qui les abritent ». Nous sommes à l’opposé des exploitations familiales traditionnelles comme des exigences d’une production respectant les exigences agro-écologiques. Le changement d’échelle renvoie à la notion de « miniature » (séquence cinq) qui rend les choses observées plus petites qu’elles ne sont en réalité. De cette façon peuvent coexister dans une même image des éléments contradictoires d’une réalité unique saisie par l’objectif. Ainsi cette image de personnages assis à l’heure du déjeuner dans l’immensité du parvis de l’Arche de la Défense à Puteaux ou plus étonnant le réservoir du château d’eau de Taunton dans le Massachussets, posé sur treize colonnes apparaissant comme de longues jambes diaphanes d’une créature de science-fiction cadrées dans un paysage automnal.
La lumière enfin, séquence ultime, confère de la profondeur aux couleurs en début et en fin de journée et elle donne un éclat particulier à de vertigineux paysages urbains, de Las Vegas (Nevada) à la Défense près de Paris. La lumière nocturne offre aussi des visions inédites d’ensembles bâtis de notre quotidien, stades ou hypermarchés. La plupart de ces images aériennes contribuent davantage à troubler et à inquiéter notre intelligence qu’à l’enrichir. À cet égard, comme l’écrit Gilles A. Tiberghien dans sa belle postface, Alex MacLean est avant tout un grand observateur doublé d’un grand déchiffreur. Et écrit-il encore, « non seulement Alex MacLean sait voir, mais il est aussi capable de faire voir et du même coup de faire comprendre ce que l’on voit ».
Il se livre dans ce superbe ouvrage à une enquête sur sa propre vision et il se demande du même coup ce qu’il est en train de regarder. Ce n’est pas là un truc de photographe, mais suggère la postface, une trouvaille au sens où l’entendait André Breton dans L’Amour fou, à propos de cette cuillère en bois trouvée au marché aux puces. Il s’agissait pour Breton d’une forme de « l’inconscient optique » que ne récuserait pas Alex MacLean car « la nature qui parle à la caméra est autre que celle qui parle à l’œil, autre surtout en ce qu’à l’espace tissé par l’homme s’en substitue un autre dont le tissu est inconscient » comme l’écrit Walter Benjamin.
Avec Alex MacLean, nous découvrons que l’aviation a donné à l’être humain un autre regard sur lui-même et le monde qu’il habite. Telle est l’éblouissante leçon de ce photographe hors norme, metteur en scène de notre intimité avec le monde dont nous sommes plus co-auteurs que simples observateurs, pour le meilleur et pour le pire.
Jean-Paul Deléage
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