À lire Cahiers de Paris, ce journal sans date qui couvre près de quarante ans de vie dans Paris, on est en effet frappé par la « musique » qui se dégage de ces notes séparées par des blancs. Le jazz est là, d’abord, blues ou swing selon les moments. Petr Král marche dans la ville, de nuit souvent, traînant dans ses rues, ses quartiers plus ou moins éclairés, attiré par quelques détails, une devanture bizarre, la jupe d’une femme qui le précède, le pavé luisant. Marchant, il se rappelle, il se met dans les pas de ceux qu’il aime, les surréalistes pour commencer. Déjà, dans la Tchécoslovaquie des années soixante, il les côtoyait, les lisait, écrivait avec eux. Il les a traduits et on lui doit une anthologie de la poésie tchèque contemporaine, parmi de nombreux ouvrages curieusement non cités dans la page « du même auteur » de ce livre. D’autres noms surgissent au détour de citations. On s’étonnera (mais pas tant que cela) de lire celui de Zola, moins ceux de Leiris, Kerouac ou Nabokov.
La fidélité au surréalisme se manifeste bien sûr dans cette thématique de la ville, comme lieu des possibles, des rencontres, du rêve mêlé à la réalité, de la femme comme présence électrisante, érotique et sacrée. On a cité Desnos, on pourrait évoquer Breton ou Aragon qu’il cite pour un vers « Le besoin frénétique des trottoirs et des surprises », une de ces images fulgurantes qui nous traversent et nous illuminent. Le surréalisme est aussi cette sensibilité à l’incongru, à l’étrange et pour un Tchèque, Kundera l’a bien montré, cette sensibilité est aussi celle de Kafka, de Hrabal ou du méconnu Pavel Řezníček, dont Le Plafond n’est hélas plus disponible. Král n’en est pas loin quand il écrit : « L’aveuglement des habitudes : je cherche en vain le poivrier sur ma table, au restaurant, pour la simple raison que la société en goguette qui m’y avait précédé avait mis l’objet sur un verre à vin retourné, où soudain il se dresse à une hauteur inattendue. À cet égard, il s’agit de plus que d’une plaisanterie si, au rire des amis, on regarde sous le lit quand l’un d’eux s’étonne de l’absence d’un autre, lequel, à première vue, ne se trouve pas dans la pièce. » L’incongru, c’est aussi Duchamp, l’impavide, le mystérieux qui semblait fustiger « la paresse des voies ferrées entre deux passages de train ». Le poète ainsi accompagné prend la ville pour terrain d’expérimentation, traverse le quotidien comme si rien n’allait jamais de soi, et surtout pas le plus anodin : « On se croit à jamais prisonnier d’une banalité fatale quand, soudain, un simple trou dans une de nos poches nous ouvre à un vertige sans fond. »
Mais ce que ce journal donne à voir est aussi l’homme qui écrit. On lira ce recueil comme une sorte de biographie de biais, celle d’un homme qui ne se hausse jamais du col. Dès les premières pages, écrites en 1968, on sent bien que Král n’est dupe de rien et n’y croit pas : « Apprendre à être fort, je sais bien. Mais comment ne pas en bailler ? » Ou cet aveu : « Tenir à jour le livre de ses mécomptes ». Il affiche la couleur, si l’on ose dire : « Le gris, ma couleur la plus passionnelle. Muse aux lèvres fardées à la mine de plomb. » Mais dans la même page, sa solitude : « Je coucherais encore bien avec quelqu’un, même par personne interposée. » Parmi les dandys désinvoltes qu’il cite, Picabia et Rigaut. Ce dernier, on le sait, porte son destin tragique. Il aurait pu écrire ce que notre poète concède : « on aimait trop la vie pour savoir la vivre ». S’il n’y avait que légèreté, mais non. Comme tous ceux dont le nom figure dans ce livre, le désir d’un absolu donne son poids, sa densité aux pages : « Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ? » La question hante le poète et les dernières pages du recueil, celles des années d’après la « Révolution de velours » qui lui a permis de rentrer à Prague, n’apportent pas de réponse.
Le monde est omniprésent dans ces pages, mais on trouvera peu de références aux événements qui marquent le temps. Journal oui, mais miroir de celui qui l’écrit, de celui qui le lisant se mire dans les pages, et non marque du temps, des faits historiques. Les désillusions vécues par le jeune réfugié qui quittait Prague envahie par les chars en août 68 lui ont suffi. Le 11-Septembre est un « cauchemardesque feu d’artifice », rien ne rappelle quoi que ce soit en 1989… Quant à Mai 68 et aux années qui le suivent, c’est dans une ville repue dont les poubelles débordent que ses reflets apparaissent.
Les fragments qu’on lit sont autant de rues qu’on emprunte, de carrefours qu’on traverse. Tourner les pages de ce beau livre, c’est marcher à l’aveuglette, se laisser porter par son désir, par telle fulgurance, par tel paragraphe plein d’humour puisqu’un désespéré comme Král est pudique et drôle. Qui ignore son livre sur le burlesque manque une dimension essentielle de cet homme à la culture aussi vaste que discrète.
« Je me sens bien plus responsable devant ce troublant spectacle de couchant et de nuages que devant n’importe quel homme », écrivait Král en 1970. Sans doute le pense-t-il toujours en 2012. C’est sa façon d’être au monde, et parmi nous.
Norbert Czarny
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