Apprécié de Roland Barthes, comme le montre un article utile de Claude Coste qui établit des parallèles entre les deux auteurs, Jean-Pierre Richard fut contemporain de la Nouvelle Critique, vis-à-vis de laquelle il occupa une place toujours marginale et singulière. Ses études sur les auteurs contemporains auxquels il s’attache à présent (Daniel Guillaume, Maryline Desbiolles, Fred Vargas, Marie-Hélène Lafon, sans oublier les plus classiques Giono et Proust) montrent chez lui la permanence d’une approche des textes qui n’a jamais été tentée par l’abstraction de la critique textuelle, faisant de l’œuvre, comme l’ont voulu un temps la linguistique et le structuralisme, un objet autonome fonctionnant selon ses propres lois. Chez Richard, en effet, comme le rappellent plusieurs articles, c’est la sympathie qui porte l’analyse vers un texte et un lecteur, et légitime en retour le travail critique.
D’où la qualité particulière de son écriture, dans laquelle on perçoit d’abord les modulations d’une voix, le rythme d’une parole familière qui, à travers la matière des mots, s’engage dans la « chair du monde », pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty. Cette sympathie se souvient manifestement de Sainte-Beuve et prolonge en un sens l’« art de la conversation » dont Marc Fumaroli a montré naguère l’importance dans l’institution littéraire en France. Chez Richard, la parole est la marque d’une intimité dont le critique a besoin pour autoriser son entreprise. Elle permet aussi d’accepter l’incertitude, de formuler des hypothèses, de se porter aux marges d’un savoir constitué.
Richard se défie autant des synthèses théoriques que de la pesanteur des savoirs – même si l’on comprend, à le lire, à quel point il les maîtrise. Il s’y adosse mais n’en fait pas le point de départ de ses lectures. Ses textes, ici comme depuis longtemps, multiplient les marques d’approximations ou de rectifications, pour mieux maintenir la lecture dans la vibration d’une incertitude. L’acte critique reste toujours un cheminement, un parcours où l’on procède par voisinages – souvent insolites – entre éléments, catégories de pensée, schémas pulsionnels, le tout irrigué par une double sensibilité au texte et au monde qu’il dit et crée. La parole éclaire et balise ainsi ce que Richard nomme les « espaces ambigus, à la fois pulpeux et menacés » des « paysages » de l’écriture.
Porté par un mouvement de sympathie active, le parcours critique ne s’achève pas sur une quelconque « leçon », esthétique ou autre. L’acte de comprendre (une écriture, une vision du monde, un rapport à l’espace ou aux autres…) est l’horizon suffisant du travail de Jean-Pierre Richard. La fin – terme et finalité – de l’analyse n’est pas autre chose qu’un retour, plus riche, sensible et informé, au texte commenté. En ce sens, la figure générique du critique n’est pas ici celle de l’herméneute – plutôt celle de l’interprète au sens musical du mot. Les jonctions que Richard établit entre motifs différents révèlent les harmoniques qui travaillent l’œuvre en profondeur mais sont aussi apparentes à sa surface, comme le sont les mots disposés dans un poème de Mallarmé. Les réseaux de sens qu’il met au jour forment comme une structure symphonique dont il éveille les résonances. Est-ce donc un hasard si l’un de ses meilleurs textes, dans Poésie et profondeur, est consacré à Verlaine, qui demandait « de la musique avant toute chose » ? Il lui consacre une vingtaine de pages seulement, mais parmi les meilleures sans doute jamais écrites sur cette œuvre qui déjoue la facilité du sens au profit d’une résonance de la parole. N’est-ce pas cette dimension musicale, croisant mélodie et harmonie, que Jean-Pierre Richard désigne en présentant ici son travail comme une « lecture qui se voulait à la fois écoute de la lettre textuelle, et reprise de l’ordre profond des paysages » ?
S’il n’aborde pas cette piste de compréhension, le recueil d’hommages qui vient de paraître a l’avantage de mettre l’accent sur l’écriture de Jean-Pierre Richard, ce rapport à la langue qui fait de lui un véritable « écrivain ». L’article d’Anne Herschberg Pierrot, « L’expérience du style », recense les différentes figures familières de l’expression du critique (le jeu des incidentes, des questions, les « or », « mais, « car », l’emploi d’un « présent fictif », les entremêlements divers du commentaire et du texte cité…). Il aurait sans doute été utile d’aller au-delà de ce relevé pour montrer comment la rhétorique très maîtrisée de Richard, sous les dehors d’une intimité labile avec le texte et son lecteur, délimite par elle-même les possibles de la parole critique et construit la virtualité du « paysage » littéraire étudié. Chez Richard comme chez un écrivain, les mots ne sont pas une façon de parler mais une manière de penser le monde et la littérature.
Jean-Claude Mathieu, dans un article publié dans les deux livres, évoque avec la pertinence qu’on lui connaît « le toucher des textes et le grain des mots ». D’autres auteurs questionnent chez Richard la sensation (dans une proximité avec les philosophes empiristes anglais), la séduction, la sympathie, le rapport à l’espace… On regrette que des perspectives plus larges, proprement épistémologiques, n’aient pas été explorées. Le recul est suffisant à présent pour mieux situer la démarche de Jean-Pierre Richard dans l’histoire de la critique littéraire. Ses rapports à Bachelard, au structuralisme, à Barthes, à la phénoménologie, sont rappelés et parfois précisés. Mais comment le situer, par exemple, par rapport à Thibaudet ou à Sainte-Beuve ? Comment comprendre chez lui ce refus de l’histoire littéraire, et l’impasse faite sur la « forme-sens » des œuvres, tous ces choix négatifs qu’il assume parfaitement, mais qui appellent la réflexion ? Par un effet de capillarité qui met en abyme la sympathie dont se réclame Richard, la plupart des contributions procèdent d’une adhésion à la démarche du critique.
Les études réunies dans Les Jardins de la terre permettent de retrouver cette démarche dans toute sa profondeur sensible. Les pages consacrées à l’espace proustien (« Proust, en chambre ») sont exemplaires de la manière de Jean-Pierre Richard, qui associe des valeurs d’être à des configurations textuelles apparemment anodines. « Le roman proustien glisse de chambre en chambre », et invite dès lors le critique à interroger, dans l’écriture, les rapports du dehors et du dedans qui constituent « un axe particulièrement névralgique, une grande direction significative de l’existence ». Le dehors, associé au vent, est « une sorte de figure de l’emportement inhumain, du vide furieux ».
Procédant par glissements et rapports de proximité, Richard en vient à étudier le motif de la paroi, celui du foyer, et montre chez Proust « un art de sortir sans vraiment sortir », notamment par les bruits du dehors qui « apportent […] tout le tissu sensuel, toute la qualité atmosphérique du dehors ». Examinant les situations de porosité entre dedans et dehors, Jean-Pierre Richard éclaire avec une extrême finesse le mouvement proustien, comme celui qui consiste à emporter « avec soi, autour de soi toute la coquille réservée de son intériorité ». Finalement, toutes ces réponses à l’angoisse du dehors se condensent dans l’écriture elle-même, saisie dans sa matérialité : si l’œuvre « va vers un dehors de l’espace, et du temps », c’est dans « des pages couvertes, recouvertes d’encre, tracées dans tous les sens, découpées, recollées, où l’existence de l’écrivain ne cesse de toujours davantage s’enfermer ».
Symétriquement, pour le lecteur, cette œuvre est un « enfermement » ouvert, une plongée « dans l’infinité du sens ». Sans doute faut-il être un critique écrivain pour équilibrer à ce point la maîtrise du commentaire et la richesse d’un sens toujours à venir.
Daniel Bergez
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)