Dès sa disparition, en 1983, une campagne de presse forge les légendes d’un Raymond Aron tour à tour bête noire du totalitarisme soviétique, preux chevalier de la liberté et démocrate intransigeant. Un homme qui ne se serait jamais trompé pendant que Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir se fourvoyaient en des combats douteux. Aron aurait donc été ce démocrate sourcilleux, ce « juste persécuté » qui fut marginalisé pour ses combats contre les tyrannies modernes. Au moment où éclate l’évidence du caractère liberticide de l’ordre néolibéral, où la crise en révèle le visage obscène, il n’est pas sans intérêt de tenter de rétablir la réalité des faits, ce qui passe nécessairement par une déconstruction critique de la figure de l’intellectuel exemplaire proposée à l’admiration des démocrates.
Après la Seconde Guerre mondiale, de brûlants problèmes se posent : le stalinisme qui s’incruste dans le paysage politique, idéologique et militaire, la nature de l’État soviétique, la guerre froide, les insurrections de Berlin, de Budapest. Il est assez frappant de constater à propos de l’insurrection du prolétariat hongrois la convergence de vues, de fait, de la presse française anticommuniste et de la presse communiste. Toute la presse parisienne se félicitait du soulèvement, argument dont tirait profit le Parti communiste français pour en inférer le caractère réactionnaire et fasciste. En réalité, Le Figaro comme L’Humanité ont dissimulé les initiatives révolutionnaires des masses hongroises, et notamment le fait qu’elles se soient organisées dans des conseils. Or la critique, même insurrectionnelle de l’ordre totalitaire soviétique, ne signifie pas nécessairement un ralliement au camp occidental. Ce n’est pas tout : Aron s’est trompé sur l’Europe qu’il pensait décadente (in Plaidoyer pour l’Europe décadente), sur le Vietnam. Alors que la désagrégation du système soviétique avait déjà commencé, qu’elle était perceptible, Aron en parlait encore, en 1983, comme une menace sérieuse. Il n’a pas compris grand-chose à Mai 68 et il a pris parfois des initiatives peu dignes. Il raconte avoir dissuadé les universitaires américains de signer l’Appel des 121 au motif que ses concepteurs, Blanchot, Sartre et les autres, ne risquaient rien. Or nombre de signataires ont été sanctionnés. À l’automne 1960, selon les chiffres donnés par le cabinet de Michel Debré, alors Premier ministre, « quatre-vingts personnes ont été entendues par les services de police, dix fonctionnaires ont été suspendus, plusieurs inculpations ont été prononcées ». Les signataires risquaient jusqu’à trois ans de prison et 100 000 nouveaux francs d’amende.
« De quoi êtes-vous le plus fier ? » demande Jean-Louis Missika. « D’avoir été antistalinien avant la plupart des intellectuels français » répond Aron (in Le Spectateur engagé). À la prendre à la lettre, cette formule n’est pas exacte. Il suffit de prendre, même rapidement, connaissance des Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, de parcourir les textes signés par Boris Souvarine, publiés dans le Bulletin communiste, dans les années 1925-1929, sans oublier sa biographie de Staline (Grasset, 1935), pour constater leur opposition résolue et militante au stalinisme dès l’origine. Après avoir rompu avec le surréalisme en 1926, Pierre Naville est exclu du Parti en février 1928. Il dénonce le pouvoir soviétique bureaucratisé comme un nouveau Léviathan qui substitue une domination collective à une domination individuelle. Quant à André Breton, enthousiasmé par la lecture du Lénine de Trotsky, il adhère en 1927 au Parti communiste tout en refusant de jeter aux orties ses travaux surréalistes. Il ne tardera pas à quitter le Parti tout en continuant de lutter avec acharnement contre l’ordre que le capitalisme cherche à imposer au monde, contre l’ordre colonial et le colonialisme quelles qu’en soient les formes, contre les progrès du fascisme, contre la neutralité affichée du gouvernement de Front populaire dans l’affaire d’Espagne, contre les guerres impérialistes. Il estime qu’il doit lutter sur deux fronts, contre le stalinisme, la bureaucratie soviétique et contre l’ordre bourgeois. Breton est l’un des premiers à protester vigoureusement contre les Procès de Moscou et à l’époque du jdanovisme à revendiquer haut et fort pour l’artiste le droit à une liberté affranchie de toute obédience à quelque dogme que ce soit. Au début des années 1940, Claude Lefort prenait contact avec des militants trotskystes et donnait son adhésion peu après à la IVe Internationale. En 1949, il fonde avec Cornélius Castoriadis et Pierre Souyri Socialisme ou Barbarie qui démontera les mécanismes du phénomène bureaucratique en Union soviétique et dans les pays de l’Est. La même année, David Rousset dénonce dans Le Figaro (12 novembre) le système concentrationnaire en Union soviétique. Ce qui lui vaut d’affronter une véritable croisade de la part du Parti communiste et du journal Les Lettres françaises, alors dirigé par Aragon. On ne peut donc pas souscrire aux affirmations d’Aron. La plupart de ceux qui se sont distingués ou illustrés, parfois au péril de leur vie ou de leur carrière, dans la lutte contre le stalinisme ou le communisme soviétique, n’ont pas pour autant signé un « chèque en blanc » au système capitaliste.
Selon ses partisans, Aron ne s’est pas contenté d’être l’observateur lucide des drames et des tragédies de son siècle. Le ministère de la vérité qu’il exerce pendant une quarantaine d’années l’a condamné à une marginalité que masquent l’engouement pour ses écrits et l’admiration que de son vivant lui ont vouée hommes d’État et intellectuels ou journalistes. À en croire Todorov, Aron n’aurait donné son allégeance intellectuelle, politique et morale à aucun parti et la marginalité, qui fut son lot permanent, a été en somme la rançon de ses prises de position. Il est assez curieux que Baverez et Todorov raniment une sorte de « théorie de la conspiration » qui se serait exercée à l’encontre d’Aron pour l’isoler. Critique de la gauche, critique de la droite, critique de l’université, Aron aurait pourfendu tous les pouvoirs, et, penseur farouchement indépendant, rien ne lui répugne que la servilité, et, libre de toutes les obédiences, il serait homo pro se. Cette légende d’un homme au-dessus de la mêlée, d’un homme « seul contre tous », victime de son amour pour la vérité, est un mythe tenace qui (re)surgit de temps à autre dans la vie politique française.
En fait, jamais Aron n’a été un homme seul et encore moins « seul contre tous ». Nous n’aurons pas à forcer les faits, ils parlent d’eux-mêmes. Avant-guerre, Aron a été militant du parti socialiste. Engagé dans un parti politique, il militait et partageait des convictions communes avec beaucoup d’autres, même s’il lui arrivait d’émettre des appréciations dissonantes. Dans le domaine académique, Aron est un homme si isolé que sa thèse soutenue en mars 1938 et publiée depuis sous le titre Introduction à la philosophie de l’Histoire est un véritable événement dans le microcosme académique. À tel point que la vénérable Revue de Métaphysique et de Morale publie, en juillet 1938, un compte-rendu de la soutenance. Bernard Groethuysen en parle dans un article publié par la NRF. Protégé de Léon Brunschvicg, Aron reçoit les félicitations, excusez du peu, de Bergson, de Cavaillès et de Lucien Lévy-Bruhl qui demande à rencontrer le jeune impétrant. Pendant la guerre, réfugié à Londres, aux côtés des gaullistes et des Français libres, il prendra part à l’effort de résistance. Plus tard, de 1947 à 1953, il rallie le RPF, le parti fondé par le général de Gaulle. À la Libération, ses anciens camarades de Normale, qui viennent de créer Les Temps Modernes, l’invitent à y collaborer. Il y publiera des articles au nombre desquels il faut citer « Les désillusions de la liberté », « Après l’événement, avant l’histoire », « La chance du socialisme ». Pendant tout ce temps, Aron, par ses choix politiques, ne se distingue nullement de ceux, socialistes, gaullistes, camarades de l’École normale, qui sont proches de lui. Son attitude est tout à fait conforme à ce qu’on pourrait attendre d’un intellectuel, ayant un semblable parcours.
Quand, par ses prises de position, Aron se séparera de ses anciens camarades et de la gauche pacifiste, et défendra bec et ongles le camp atlantiste, là encore il ne sera pas seul ni contre tous. Dans le champ journalistique, il interviendra très régulièrement. Si avant-guerre, il écrivit dans la revue personnaliste Esprit, après-guerre, il écrira dans Le Figaro, dans Preuves, dans le champ éditorial, ses livres bénéficient de tirages importants, la presse couvrira la parution de ses livres et pas seulement de L’Opium des intellectuels ou de La Tragédie algérienne. Ses ouvrages ne passeront jamais inaperçus. Certains de ses articles, comme ceux sur Mai 68, la guerre des Six Jours ont un certain retentissement. L’article intitulé « Le cercle carré » lui vaudra les éloges du Président Giscard d’Estaing. La parution de La Tragédie algérienne suscitera des réactions passionnées, de lecteurs, de ses anciens camarades. Sa lecture de Mai 68 lui vaudra un courrier de Georges Pompidou. Aron fut un homme écouté, parfois craint, toujours entouré. Élu au Collège de France, membre de l’Institut, il reçoit des doctorats honoris causa de nombreuses universités dans le monde. Personnalité respectée, honorée, il se lie avec Henry Kissinger et d’autres personnalités importantes. Il en est beaucoup que cette supposée marginalité tenterait.
D’aucuns soutiennent que Raymond Aron a été un critique de l’Université, de son fonctionnement, de ses us et coutumes. Que reprochait donc Aron à l’Université ? La dimension scolastique des examens, l’autorité souveraine des mandarins, le manque de relations entre enseignants et étudiants et enfin le manque d’intérêt pour la recherche. Telles seraient les raisons pour lesquelles Aron critiquait fermement l’Université qui, nous dit-on, « avait de bonnes raisons de se méfier de lui ». Remarquons au passage que les critiques dont on crédite Aron feraient presque de lui un « enragé » et un « soixante-huitard » avant la lettre. L’assertion de Todorov selon laquelle Aron « ne cesse de la [l’Université] critiquer dans ses articles de journaux » est inexacte : « J’utilisais rarement la tribune du Figaro pour traiter les problèmes propres de l’Université » écrit Aron dans La Révolution introuvable (p. 23, Fayard, 1968).
Les faits ratifient-ils ce jugement ? Aron a été nommé, dès 1937-1938, enseignant à l’université de Bordeaux. Quand il évoque sa tentative manquée de rallier l’Université, Aron écrit : « Même de mon échec à la Sorbonne en 1948, je fus partiellement responsable puisque je donnais à nombre de mes futurs collègues l’impression que je tenais au Figaro plus qu’à la Sorbonne et que, contraint de renoncer à l’un ou à l’autre, je ne renoncerais pas au Figaro. » La conversation qu’Aron eut avec Le Senne suffit à détruire l’idée d’une cabale du corps professoral dont G. Davy aurait été l’âme (p. 296, Mémoires). C’est par conséquent égarer le lecteur que d’attribuer à l’hostilité résolue des mandarins de la Sorbonne l’échec d’Aron. Quant au caractère scolastique des concours et des examens, au mandarinat, au manque d’intérêt pour la recherche et à l’absence de relations entre professeurs et étudiants, nous nous bornerons à constater qu’Aron s’en est accommodé pendant plus de douze ans et que, si ses objections à l’égard de l’Université avaient été rédhibitoires, il l’aurait quittée. Or, il y est demeuré et il y figurait comme l’un des mandarins les plus redoutés, notamment dans les soutenances de thèse. Peu avant sa soutenance, Touraine répétait nerveusement « Je ne crains qu’Aron ».
De tout cela, l’évidence éclate en mai 1968. « J’ai exprimé mon hostilité à la révolte des étudiants » dit-il, réaction instinctive et spontanée. On voit au fur et à mesure de l’escalade se manifester chez lui une irritation croissante et un dégoût devant les événements de mai 1968. Aron a l’impression d’assister à l’écroulement d’un monde et d’une société. « Psychodrame », « délire », « carnaval » « saturnales » « irrationnalité » : tous ces termes trahissent sa stupeur, son incompréhension et sa peur. On se demande à quoi s’employait alors cette intelligence supérieure qui prétendait savoir analyser les événements et en décrypter les plus secrets ressorts. Face à Mai 68, il est patent qu’Aron perd pied et emploie des formules de pure polémique qui n’expliquent rien et se bornent à jeter l’anathème sur le mouvement. Où est donc passé le sociologue attentif aux phénomènes de la société ? À quoi ont servi en l’occurrence sa science et son expérience de professeur ? Il en arrive à proposer pour comprendre un mouvement qui, de l’avis de René Rémond, demeure « une énigme », d’en référer à Tocqueville et Flaubert. Deux figures parfaitement idoines pour penser la singularité d’un mouvement que, tous les historiens s’accordent à le dire, rien ne semblait annoncer. Pis, il réduit le phénomène de Mai à des manipulations gauchistes à tel point que François Furet et Pierre Hassner lui font part de leurs désaccords : « L’accent passionné que vous mettez sur la manipulation du mouvement étudiant par les petits groupes révolutionnaires rend votre analyse partiale et injuste. » Selon Hassner, si la manipulation a une réalité « elle ne suffit pas à définir le mouvement ». Hassner relève le côté partisan des positions d’Aron : « Vous donnez l’impression que la démagogie commence exactement là où finit l’attitude que vous recommandez (c’est-à-dire le refus catégorique du mouvement étudiant), ce qui n’est pas raisonnable. » On se demande alors où sont passées les notions opératoires de l’interprétation-compréhension si essentielles chez Dilthey et Max Weber et dont Aron traite abondamment dans La Philosophie critique de l’histoire et dans Les Étapes de la pensée sociologique. Pourquoi Aron ne fait-il pas usage du concept de Compréhension (das Verstehen), produit par Max Weber, qui permet de comprendre les actions des individus socialisés en contextualisant les valeurs, les traditions, les intérêts et les émotions dans lesquelles ils évoluent, et qui sont les leurs, pour dévoiler le sens de leurs actions ?
Le libéralisme, tel qu’on l’entend d’ordinaire, ne favorise pas nécessairement les libertés, il peut même se révéler liberticide. En critiquant, parfois avec virulence, le camp soviétique, Aron prend des positions symétriquement inverses à celles de son ancien camarade Sartre, compagnon de route du PC au moins jusqu’en 1956. Ainsi, Aron défendait un impérialisme contre un autre, le libéralisme américain contre le communisme soviétique. Lui serait-il venu à l’esprit que tous deux sont, de quelque manière qu’on les prenne, les noms d’une barbarie inexpiable contre la dignité et la liberté humaines ? Aux millions de morts des régimes prétendument socialistes répondent les millions de morts du régime capitaliste. Pendant qu’Aron prenait le parti du libéralisme et se faisait le chantre du camp atlantiste, la politique américaine donnait régulièrement les preuves de son caractère liberticide. En Amérique centrale, en Afrique, en Asie, en Europe même : coups d’État, ingérences militaires, manipulations, coups tordus. En 1953, la CIA met fin à l’expérience nationaliste de Mossadegh en Iran. Au Guatemala, elle contraint, en 1954, le chef du gouvernement Arbenz, élu démocratiquement, à démissionner. Au Congo, le Président Eisenhower donne l’ordre à Dulles de débarrasser le Congo de Patrice Lumumba. Au Chili, la CIA crée les conditions du putsch de Pinochet, elle contribue au putsch des colonels en Grèce, et, au Portugal, elle conspire contre la jeune démocratie. Les exemples sont légion des pays où les Américains ont éliminé des démocrates et favorisé les pires régimes. D’autant qu’à l’intérieur même des États-Unis, la situation n’est guère brillante. Au moment même où Aron engage le combat contre le totalitarisme soviétique, se déchaine le maccarthysme, qui est assurément une avancée considérable en matière de respect des libertés à tous égards. Au reste, Aron a-t-il jamais condamné le maccarthysme, les atteintes des droits de l’homme aux libertés, le fichage systématique des citoyens parfois sur une simple suspicion ? Le fichage concernait aussi l’intelligentsia : écrivains, journalistes, poètes étaient surveillés et fichés, Ezra Pound aussi bien que John Reed, Ernest Hemingway et beaucoup d’autres font l’objet de surveillance et de filatures. Pourquoi dans ces conditions opter pour un totalitarisme contre un autre ? Même si le totalitarisme américain est du genre soft, il n’en demeure pas moins un totalitarisme et, s’il fut victorieux, ce n’est pas une raison pour le farder des couleurs de la démocratie. On pourrait assez légitimement se demander pourquoi Aron met son talent et sa fougue de journaliste à préférer le camp atlantiste qui, sous la bannière de la liberté, fomente les coups d’État, encourage les politiques liberticides, viole les droits de l’homme et appuie les dictatures.
En 1950, Étienne Gilson, philosophie néothomiste, raconte à qui veut l’entendre, qu’Aron est un agent stipendié des États-Unis. Peter Coleman, le représentant du Congrès pour la défense de la culture en Australie, écrit qu’Aron était l’homme qui exerçait « la plus forte influence au sein du Comité exécutif ». Certes, Josselson, le patron du Congrès, avait dissimulé le fait qu’il était appointé par la CIA et que le Congrès pour la liberté de la culture « était le fruit d’une opération clandestine de la CIA » comme l’écrit Frances S. Saunders dans son livre Qui mène le jeu ? (1999), consacré aux rapports entre la CIA et la guerre froide culturelle. La revue Preuves, qui accueillit souvent les textes d’Aron, était un élément essentiel du « programme secret de propagande culturelle », dispositif mis en place par la CIA pour donner des couleurs plus séduisantes au modèle américain.
En 1966, les révélations du New York Times sur les financements occultes du Congrès par la CIA créent la consternation parmi les membres les plus en vue de sa filiale française. Or, Aron prétend tout ignorer d’un financement occulte par la CIA des activités du Congrès : « Nous pensions que le Congrès était financé par des fondations américaines. » Cette version des faits est démentie par John Hunt, officier responsable pour le Congrès, « plusieurs des membres les plus importants du Congrès savaient la vérité (…) Aron savait » (F. S. Saunders, p. 397). Quant à Lawrence de Neufville, qui avait recruté Michael Josselson, écrit : « Qui ne savait pas ? J’aimerais le savoir. C’était un secret de polichinelle. » Enfin Diana Josselson, la femme de Michael Josselson, commente ainsi la réaction des collaborateurs : « Le plus souvent tout le monde niait savoir quoi que ce soit, mais c’était tous de minables menteurs. » Aron se demande : « Aurions-nous toléré le financement de la CIA, si nous l’avions connu ? Probablement non, bien que ce refus eût été, en dernière analyse, déraisonnable. » Comme il est un homme raisonnable, il peut donc continuer à écrire pour Preuves, même si la revue sert de support à la propagande américaine.
Convenons au préalable qu’une partie des ouvrages d’Aron se voit frappée d’obsolescence de son vivant. À la fin des années 1970, qui lit encore Le Grand Schisme ou Les Guerres en chaîne ? Dans la considérable production d’Aron, il convient à notre sens de séparer la littérature idéologique de la littérature académique. Aron, le fait n’est pas contesté, est plus connu pour L’Opium des intellectuels, De Gaulle Israël et les Juifs ou La Révolution introuvable que pour l’Introduction à la philosophie de l’Histoire. Cette thèse de doctorat, sous-tendue par l’idée de la multiplicité des grilles d’interprétation de l’histoire, ne soutient la comparaison ni avec L’Être et le Néant ni avec La Critique de la Raison dialectique et pas davantage avec La Phénoménologie de la perception. Quant aux Marxismes imaginaires et à Histoire et dialectique de la violence, ils représentent des essais de réfutation de Sartre, de Merleau-Ponty, d’Althusser auxquels les intéressés n’ont d’ailleurs pas répondu.
Aucun des livres de sociologie d’Aron n’a eu le retentissement des Héritiers (Bourdieu et Passeron) par exemple. Il n’a conduit aucune enquête de terrain comme celle que mena Touraine sur le travail ouvrier chez Renault. Qu’Aron ne se soit pas intéressé à la psychanalyse, l’une des aventures les plus intéressantes du XXe siècle, peut à la rigueur se défendre, mais qu’il n’y ait pas un seul mot dans toute l’œuvre sur la sociologie freudienne, voilà qui est plus préoccupant. Après tout, Bronislaw Malinowski, Norbert Elias et Roger Bastide y ont puisé les matériaux d’analyses sociologiques du plus haut intérêt. Alors que pour classer les sociétés, les sociologues de stricte obédience, Gurvitch, Weber, proposent des typologies, on ne trouve rien de tel chez Aron. Afin d’expliquer l’émergence et le développement des sociétés individualistes, Louis Dumont produit les notions d’« individu-dans-le-monde » et d’« individu-hors-du-monde » et que les écrits de Lévi-Strauss témoignent d’une fécondité théorique incontestable, aucune contribution vraiment originale n’est attachée au nom d’Aron. Ce dernier n’a introduit aucune notion d’importance à l’instar de Galbraith, de Shills, de Bell qui promeuvent la notion de « société postindustrielle » ou de Weber qui invente les concepts de « Désenchantement », d’« Idéal-type ». Est-ce parce qu’Aron fait de la sociologie en agrégé de philosophie, autrement dit avec une intention eschatologique, ou mieux, téléologique ?
Y aurait-il une pensée originale sans des concepts nouveaux ? Le nietzschéisme serait-il ce qu’il est sans la Volonté de puissance, Le Surhomme et La Transmutation des valeurs. Les grands philosophes, on le sait, sont des créateurs de concepts. Dans les années 1960-1970, Deleuze crée une série de concepts qui lui permettent de rendre raison d’un certain nombre de phénomènes : « machines désirantes », « rhizome », « plan d’immanence », « empirisme transcendantal ». Foucault évoque « la mort de l’homme » et reconsidère les structures de penser propres à chaque époque. Le vieux Bachelard fait usage des notions de « discontinuité », de « coupure » et d’« obstacles épistémologiques ». En psychanalyse, Lacan forge les termes de « stade du miroir », de « symptôme/sinthome » et renouvelle le sens de certaines catégories comme « forclusion » et « signifiant », Derrida parle de « logocentrisme », de « déconstruction », de « trace », de « jeu de différences », et Sartre de « groupe en fusion », de « pratico-inerte ». Les notions de « société industrielle », de « démocratie », de « luttes de classes », de « totalitarisme » ou de « fin des idéologies » n’appartiennent pas en propre à Raymond Aron. On est fondé à se demander si Aron ne se contente pas de réfléchir sur les concepts créés par les autres.
Omar Merzoug
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