Jeter un peu de clarté sur cette « liaison » riche mais compliquée et assurément moins harmonieuse qu’il y paraît exige qu’on l’aborde en combinant l’histoire des sciences, l’histoire littéraire et la théorie littéraire. Pour dessiner les lignes de ce difficile et peut-être impossible partage, Vincent Debaene parcourt les étapes qui mènent l’ethnologie française de sa naissance, dans les années trente, à sa phase structuraliste aux environs des années soixante-dix. Il affirme en effet, à juste titre, que ces quelques décennies constituent le « moment ethnologique de la culture française ».
Soucieux de ne pas juger des errements idéologiques du passé à partir des certitudes du présent, il privilégie le tracé des filiations, des continuités et des évolutions et la description des gestes inauguraux qui permettent à l’ethnologie de s’affirmer en délimitant le périmètre de son champ disciplinaire.
Quelques figures tutélaires portent l’esprit de cette science neuve : Lévy-Bruhl, Mauss, Rivet, Rivière... La création de l’Institut d’ethnologie de Paris (1925), la réorganisation du musée d’Ethnographie du Trocadéro (1929-1930), l’ouverture du musée de l’Homme (1937) furent les étapes institutionnelles décisives qui marquèrent l’instauration de l’ethnologie scientifique, en France. C’est la rupture (ou la mise en scène de la rupture) qui prédomine : désormais, l’ethnologue ne devra plus être un homme de cabinet mais un homme de terrain ; plus un collectionneur mais un collecteur rigoureux ; plus un amateur éclairé mais un professionnel avisé ; plus un touriste, même esthète raffiné ou un explorateur, mais un voyageur bien documenté ; plus un aventurier ou un expert colonial mandaté par une administration mais un savant qui agit en toute indépendance. On s’affranchit ainsi de la part subjective, de la désinvolture, de l’imagination, de la généralisation abusive et surtout de la rhétorique qui nuisaient, sur le plan scientifique, aux plus instructifs des récits de voyage.
Cependant, pour conquérir ce statut de science séparée et singulière, l’ethnologie émergente n’entend pas se restreindre et se limiter à un canton de la connaissance : par ses origines philosophiques, par l’ambition universaliste de la culture littéraire française, elle aspire aussi à rendre compte de tout l’homme. Elle ne peut se contenter de rapports simplement factuels sur les sociétés étudiées ni se borner à décrire comme des objets naturels les faits de culture qu’elle met au jour. Elle ambitionne de restituer les sociétés dans leur totalité et non selon un découpage artificiel, une juxtaposition empirique : elle tente d’« évoquer », de susciter la vie.
C’est ainsi que l’ethnologie, pourtant en rupture principielle avec la littérature (exotique notamment), est contrainte de composer avec la tradition littéraire, particulièrement de renouer avec le récit de voyage, quitte à le réinventer et à en bouleverser les règles. Telle est la raison d’être de ce que Vincent Debaene désigne par le motif du « double livre » : de retour du « terrain », l’ethnologue publie souvent, parallèlement à un mémoire érudit établi selon les règles du métier, un « deuxième livre » qui rend compte de l’atmosphère, de l’expérience de terrain. La méthode qui conduit à la vérité ethnologique est aussi une aventure de l’esprit où s’engage la subjectivité de l’observateur dont il faut aussi rendre raison. L’exigence même de la science qui l’avait conduit à se dépouiller des attraits les plus voyants de la littérature de voyage (pittoresque, couleur locale, dramatisation de la vie quotidienne, étrangeté) la contraint à user d’une démiurgie proche de celle du romancier.
Vincent Debaene a choisi de lire attentivement sous cet angle Les Flambeurs d’hommes de Marcel Griaule, L’Afrique fantôme de Michel Leiris, Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss. Ces trois ouvrages (peut-on ne pas dire « œuvres littéraires » ?) poussent jusqu’à ses extrêmes limites le paradoxe ou la contradiction du récit de voyage ethnographique fondé à la fois sur le déni de la littérature et le nécessaire recours à sa puissance évocatoire. Chacun à sa manière a créé des techniques de narration, des procédures spécifiques, des détours stylistiques qui rendent possible, tout en rompant avec la tradition littéraire du récit de voyage, l’écriture du vrai voyage, celui qui transporte vers l’autre, qui modifie la perception que l’on a de soi et qui détruit jusqu’aux illusions qui ont rendu nécessaire le déplacement.
Dès lors, si l’ethnologie, dans sa forme la plus aboutie, éclaire la totalité de l’expérience humaine, si elle découvre les ressorts de la machine sociale, voire élucide, avec la rigueur que lui confèrent ses méthodes d’analyse, les tréfonds de l’âme humaine, la littérature subit une sorte d’expropriation qui la rélègue à un rôle subalterne, voire la condamne à une proche péremption.
Face à cette manœuvre intimidante et à cette menace d’éviction, les tenants de la chose littéraire (critiques ou écrivains) sont sommés de réagir et de relever le défi lancé par une science totalisante, notamment en proposant une conception renouvelée et élargie de la littérature, en intégrant la recherche ethnologique à l’approche narrative, en déplaçant ou en récusant les termes de cette problématique.
Telle est la démonstration menée par Vincent Debaene dans L’Adieu au voyage ; et elle est fort convaincante : il décrit avec force érudition la formation de l’ethnologie en France ; on serait bien en peine de le trouver en défaut sur la question des dates, des noms, des institutions, des revues et des publications. Il dégage sans cesse la signification des évolutions qu’il décrit à partir de nœuds significatifs : son histoire est problématisée et sa théorisation est historicisée. On regrette qu’après avoir si judicieusement, dans les deux premières parties de son travail, posé la question des rapports entre l’ethnologie et la littérature, il la laisse en suspens dans la troisième, intitulé pourtant La littérature au miroir de l’ethnologie. Au lieu de gloser, comme il le fait avec subtilité d’ailleurs, sur la réception de Tristes Tropiques par Bataille et Blanchot, ou encore d’interpréter jusqu’aux silences de Barthes au sujet de Claude Lévi-Strauss, peut-être, pour décrire la littérature contemporaine et son rapport à l’ethnologie, n’était-il pas de mauvaise méthode de se tourner par préférence vers les œuvres littéraires ? Sans minimiser l’importance de la critique littéraire, on ne trouvera pas absurde de croire que les écrivains sont après tout (avant tout ?) les premiers témoins à interroger si l’on veut approfondir notre savoir des Lettres. Les œuvres de Michel Leiris, d’Henri Michaux, de Georges Bataille, de Roger Caillois, de Georges Perec, de Gérard Macé, entre autres références, auraient pu beaucoup nous apprendre sur ce qui s’écrit quand le regard ethnologique a informé, déformé, réformé ou transformé le travail littéraire.
Patrick Sultan
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)