Elhanan Yakira, après beaucoup d’autres commentateurs, effectue une lecture vraiment novatrice et scrupuleusement soucieuse de ne pas trahir Spinoza par une attention seulement partielle à l’Éthique comme aux autres opus qui y sont nécessairement liés. En ce sens, il sauve, si l’on peut dire, Spinoza des « griffes » qui le tiennent trop souvent prisonnier : celles du « matérialisme » ou du « naturalisme » – celles du « mysticisme », celles de la « déconstruction/démystification » de l’Écriture, de la religion ou du droit.
Dire que l’ontologie spinoziste est une éthique ressemble à une saine provocation en un temps qui, par exemple, salue depuis des décennies le « retour » heideggérien à l’ontologie, retour inséparable d’une récusation nihiliste à l’égard de toute vie morale. Pire encore : Yakira défend la conviction que la sagesse spinoziste relève de l’absolue immanence, ici et maintenant, de notre existence singulière corporelle. Lorsque l’auteur écrit que « le centre même de l’entreprise philosophique de Spinoza réside dans le salut, la béatitude, la liberté », on sent que ce centre serait selon lui celui de toute vie philosophique.
Exposer comment une compréhension totalement neuve tient à la démonstration que béatitude, liberté et salut sont fondés sur l’irréductible singularité de notre existence corporelle, cela exige de lire tout l’essai de Yakira.
Il faut souligner que cette thèse n’a rien d’une conviction « privée » ; c’est, au contraire, sans aucun heurt que l’auteur circule entre de multiples voies aptes à étayer son propos. Non seulement toute l’Éthique et toute l’œuvre de Spinoza sont présentes, de façon précise, comme sous la main, mais aussi toutes les confrontations requises : avec Descartes en premier lieu, avec Leibniz, comme avec la pensée médiévale, juive ou chrétienne. En outre, l’auteur n’omet jamais de souligner ses accords ou désaccords avec les « spinozistes », depuis les plus classiques, comme Martial Guéroult, jusqu’aux plus jeunes, comme Chantal Jaquet ou Susan James. Enfin, à plusieurs reprises, des pistes inattendues sont ouvertes, pour esquisser une forme de « postérité », avec par exemple Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception) ou Canguilhem (Le Normal et le Pathologique).
À quoi tient la thèse essentielle ? Insistons : elle consiste à voir en Spinoza l’entreprise iconoclaste de fonder une doctrine du salut/béatitude/liberté sur l’unicité âme/corps, étant établi que l’âme est l’idée du corps et le corps l’objet de cette idée, selon une inséparabilité analogue à celle qui lie l’idée du cercle et le cercle dont elle est l’idée. Cette thèse comprend deux moments majeurs.
D’une part, et il s’agirait sans doute du point de départ de la recherche, même si, comme il arrive souvent, Yakira l’expose à la fin : ne pas éluder l’extrême difficulté du livre V et donc du troisième genre de connaissance. Outre l’obscurité tenant à ce que Spinoza ne veut pas « tout » dire, il est patent que ce livre V de l’Éthique comporte deux parties qui ne paraissent guère consonantes à première vue. C’est qu’à partir du scolie de la proposition 20 jusqu’à la fin, bien que Spinoza déclare « qu’il est temps de passer à ce qui concerne la durée de l’esprit sans relation au corps », il ne cesse de renvoyer à ce dernier. La fameuse proposition 23, « l’esprit humain ne peut absolument être détruit avec le corps, il en subsiste quelque chose qui est éternel », ainsi que son étonnant scolie ont suscité les lectures soit religieuses soit mystiques de Spinoza – tandis que beaucoup ont tout simplement laissé tomber dans l’oubli toutes les propositions de 20 à la fin pour ne retenir que la première partie de ce livre V, en ce qu’elle paraît davantage en cohérence avec ce qui précède, avec le livre II en particulier. Cette première partie, Yakira l’appelle avec raison le moment « médical » ou « thérapeutique » de la doctrine spinoziste de la libération, qui concerne ce que nous pouvons faire pour nous affranchir de l’esclavage à l’égard de nos affections.
Toutefois, aussi éloigné de la lecture mystique que du regard « schizophrénique », Yakira, pour être fidèle au « voyage philosophique » que Spinoza effectue, veut saisir que la conception de l’âme/corps élaborée au livre II soutient bel et bien la doctrine de la béatitude/salut/liberté du livre V.
Ce qui engage le deuxième moment majeur auquel l’auteur consacre de nombreuses et savantes considérations : c’est que, pour défendre sa lecture du livre V, il faut montrer que les « relations » de l’âme et du corps ne sauraient être celles d’un « parallélisme », en dépit de la proposition 7 du livre II. En obéissant à Spinoza quand il demande au lecteur quelque patience à poursuivre, en se livrant à l’examen précis des treize premières propositions du livre II, Yakira va magistralement contester le « parallélisme » qui incite pourtant les sciences neuronales et la science du cerveau à trouver en Spinoza leurs lettres de noblesse. L’âme, ou intellect, n’est pas le « mental », psychique ou psychologique, qui transposerait en représentations « internes » les modifications « externes » de la machinerie corporelle. Dès lors que Spinoza statue sur l’âme en faisant d’elle une idée (dont l’objet est le corps), c’est à la doctrine spinoziste de l’idée que Yakira se consacre. Qu’est-ce qu’une idée ? une idée adéquate ? quels rapports entre adéquation et vérité ? en quoi consiste la norme de la raison ? Voilà comment se trouve réinvestie par Spinoza, à des fins subversives, la vieille notion de « noétique », sur laquelle l’essai apporte de précieuses lumières. On comprend que, si Spinoza est anticartésien, son usage de vocables médiévaux n’en fait nullement un « traditionaliste ». S’il défend et même contribue à la « science nouvelle », elle ne devient pas, comme c’est le cas pour Descartes, son souci majeur ; en ce sens, la raison spinoziste a un statut éthique et non pas d’abord théorétique.
En concentrant l’effort de lecture sur les seules propositions 1-13 du livre II – et sur les propositions 20-42 du livre V –,Yakira, comme le fait Spinoza, conduit son lecteur, « comme par la main », vers les parages les plus originaux et inattendus de la philosophie spinoziste. Il faut souligner que jamais les obscurités ni même les contradictions de certains passages de l’Éthique ne sont éludées : en ces cas, sans chercher quelque biais, l’auteur cherche au contraire les raisons des difficultés.
Quant à la démarche « more geometrico », elle est par elle-même un exercice de liberté en ce qu’elle établit des vérités nécessaires. Le modèle par excellence de l’activité libre se trouve, selon Spinoza, dans la démonstration mathématique : totalement libre parce que totalement nécessaire. Il n’y a donc pas à se demander si la liberté serait ou non compatible avec la nécessité sans reste de l’univers spinoziste : il y a la même rigoureuse nécessité dans la libre activité de celui qui joue une fugue de Bach, par exemple, que dans la conduite des pensées de celui qui démontre le théorème de Pythagore. C’est à la mise en lumière de ce qu’« enveloppe » cette liberté/nécessité quant aux degrés de réalité/perfection dont nous sommes capables que Yakira se consacre quand il s’agit de notre salut et de notre béatitude.
Il faut citer un peu les derniers mots de l’essai parce qu’ils portent sur l’énigme que constitue le pari de Spinoza : « peut-on prendre au sérieux l’idée que notre âme n’est rien d’autre qu’une idée et plus spécifiquement l’idée que son objet est le corps, de la même façon que le cercle est l’objet de l’idée du cercle ? Peut-on prendre au sérieux la doctrine spinoziste d’un salut, d’une béatitude, d’une liberté fondés sur l’existence corporelle ?... Toutefois quelqu’un s’est-il jamais autant approché de la formulation d’une éthique complètement sécularisée, d’une éthique faite de l’absolue valeur, l’absolue importance, l’absolu sérieux enfin de l’"ici et maintenant" ? ».
De même que la moindre note cherchée par un instrumentiste vient de « très loin », du fond de l’horizon où elle l’attendait en quelque sorte, et non de l’instant où le doigt se pose sur la corde ou sur la touche, de même, en ce voyage novateur où Elhanan Yakira nous embarque, tout vient de très loin : d’une sérieuse vie philosophique.
Edith Fuchs
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