Dans le désordre qu’autorise leur succession chronologique, ces lettres présentent un savoureux mélange de liberté spirituelle, de confidences parfois étonnantes ou émouvantes – même si Voltaire n’oublie jamais, à l’horizon de son texte, la présence de l’interlocuteur –, de propos touchant tous les domaines de l’existence et abordant tous les registres de la réflexion. Cette diversité fait la richesse de la correspondance de Voltaire, dont on a pu dire qu’elle constitue le chef-d’œuvre littéraire. Loin des contraintes rhétoriques et des habitudes canoniques des genres constitués, on y découvre un esprit primesautier qui sait jongler avec les codes – tout en les respectant quand il le veut – et qui ne le cède guère à Montaigne et à Diderot pour l’exercice ludique d’une pensée libre.
Voltaire excelle dans l’art du coq-à-l’âne. Lorsqu’il juxtapose de petites notations saillantes qui évitent la pesanteur d’un récit chevillé ou d’un exposé construit, il fait penser à Saint-Simon ou à Mme de Sévigné. Tout à l’inverse du registre de la confidence qui s’épanouira dans l’écriture épistolaire à l’époque romantique, l’économie des liaisons introduit sous sa plume la diversité des énonciations et les surprises de la conversation mondaine. À Mme du Châtelet, future compagne de Voltaire : « Je suis dans les horreurs du déménagement, dans la crainte des sifflets, dans les douleurs de la colique, je ne vous enverrai pas moins demain ce que vous demandez. » Cette allure cavalière met à l’écart le pathos dans une écriture du « fait divers » parfois étonnamment détachée : « Ces jours passés le carrosse de M. le prince de Conti renversa en passant le pauvre Martinot, horloger du roi, qui fut écrasé sous les roues et mourut sur-le-champ. »
Cette correspondance montre un Voltaire habile à user comme il le souhaite des codes d’écriture légués par la tradition, pour en faire un usage libre et créateur. En dehors du « conte philosophique », il n’a pas inventé de genres et formes littéraires nouvelles, mais il s’approprie librement tous ceux que lui fournit son temps. Son attachement à la poésie est rappelé par beaucoup de développements versifiés insérés dans ces lettres avec une légèreté spirituelle (comme lorsqu’il s’adresse à Fontenelle à propos des Entretiens sur la pluralité des mondes). L’épopée l’attire aussi, comme il le confesse au sujet de son Henri IV (La Henriade) : « L’épique est mon fait, ou je suis bien trompé. » Quant à l’art du récit, il est ici partout présent, avec les qualités de tous ses romans et contes : le génie du trait et l’art de l’ellipse suggestive, donnant sa vélocité au texte. Cette maîtrise des codes verse dans la bouffonnerie, lorsque Voltaire adresse une lettre à Catherine II de Russie en 1769 – après une victoire de l’impératrice sur les Turcs. Mêlant parodie musulmane et parodie chrétienne, il n’hésite pas à écrire : « Alla Catharina ! J’avais donc raison, j’étais plus prophète que Mahomet […]. L’ange Gabriel m’avait donc instruit de la déroute entière de l’armée ottomane. »
Cette correspondance est le laboratoire autant que le miroir de l’œuvre littéraire et philosophique. Comment ne pas penser à la fin de Candide en lisant dans une lettre de 1759 : « Je trouve que la meilleure philosophie est celle de cultiver ses terres » ? Dans ces missives le penseur pointe souvent, dans le registre de l’évidence où la conviction personnelle tient lieu de discours argumenté. Matérialiste et rationaliste, Voltaire l’est assurément : « L’âme n’est pas un être à part […], c’est une faculté de sentir, de penser, comme les arbres ont de la nature la faculté de végéter, qu’on sent par les nerfs, qu’on pense par la tête, comme on touche avec les mains, et qu’on marche avec les pieds. » Les débats philosophiques font souvent la matière des correspondances avec D’Alembert ou Frédéric II de Prusse. C’est à celui-ci que Voltaire affirme : « Je ramène toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la morale. » L’échange privé autorise d’ailleurs l’expression du scepticisme autant que des convictions : « L’histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique », affirme-t-il au même. Que valent d’ailleurs les pétitions de principe ? C’est dès 1725, dans une lettre à la marquise de Bernières, qu’il confesse sa certitude que « les rois trompent toujours leurs peuples ».
Aux convictions philosophiques se mêle souvent une apologie de la sensibilité qui apparente Voltaire, plus que ne le supposerait sans doute son œuvre théorique, au courant « sensible » et sensualiste du XVIIIe siècle. De même qu’il faut, « pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion », de même les seuls livres qui peuvent « se relire sans dégoût » sont ceux « qui peignent continuellement quelque chose à l’imagination, et qui flattent l’oreille par l’harmonie ». Ces lettres montrent d’ailleurs un très fort et sincère goût des arts. C’est par eux seuls que peut être jugée une époque : « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les ravageurs de province ne sont que des héros. » La conviction sera reformulée dans la fameuse lettre à Rousseau à l’occasion de la parution du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Les grands crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants. […] Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent. »
Derrière le penseur et philosophe se dessine un autoportrait qui vire souvent à la charge caricaturale : manière de se dire en forçant le trait pour mieux se dérober en s’exhibant. Dès 1733, Voltaire signe une lettre « l’hypocondre V. » La confession pitoyable est aussi un jeu avec l’image d’un écrivain déjà au centre de la vie intellectuelle. Ses diverses signatures en attestent ; on en a recensé 586 variantes : « le petit Suisse V. », « le vieil ermite des Alpes », « le triste hibou de Ferney »… L’histrionisme autoparodique éclate à la fin d’une lettre de 1753, où il se représente en « vieux malade emmitouflé, avec une plume dans une main et de la rhubarbe dans l’autre, entre un médecin et un secrétaire, avec des livres et une seringue ». Chez ce grand nerveux, aussi secret que bateleur, la représentation de soi verse ainsi facilement dans le théâtre de foire ; la confidence pathétique s’y formule à travers un masque grimaçant. En parallèle de ces autoportraits, la succession chronologique des lettres permet de mesurer la vie d’errances et d’exils que fut l’existence de Voltaire : de 1704 à 1778, on le suit chez Mme du Châtelet, chez Frédéric II de Prusse, dans son exil suisse à Lausanne et à Genève, enfin dans sa retraite de Ferney à partir de 1760, où se construit sa figure d’ermite et de patriarche. C’est d’ailleurs très tôt, en 1737, dans une lettre au comte d’Argental, qu’apparaît un sentiment de persécution : « Je n’ai à attendre en France que des persécutions […]. Je sens que je serai toujours la victime du premier calomniateur […]. Je vis dans une crainte continuelle sans savoir comment je peux parer les coups qu’on me porte tous les jours. » Par un singulier chassé-croisé, ces expressions anticipent celles qu’emploiera Rousseau – pensant notamment à son persécuteur Voltaire – dans Les Confessions et surtout dans Les Rêveries du promeneur solitaire.
Ce sentiment de victimisation s’inverse en violence polémique toujours prête à surgir. Déjà, en 1717, il a été embastillé pour des satires contre Philippe d’Orléans. Ses diatribes et saillies assassines associent souvent la rouerie dans l’argumentation et une audace sans scrupule dans la mauvaise foi. La fameuse lettre répondant à l’envoi du Discours sur l’inégalité de Rousseau en est l’exemple accompli : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain […]. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes […]. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » À la fausse naïveté d’une lecture au premier degré vient s’ajouter ici la maîtrise rusée du double sens. Une telle hargne vengeresse s’origine dans une horreur de l’hypocrisie, de « l’ingratitude, l’imposture, et la rapine ». Les indignations de Voltaire sont en effet plus morales qu’idéologiques. Lorsqu’il flatte Diderot pour l’envoi du Fils naturel, c’est autant pour ce qu’il contient de « vertu » et de « sensibilité » que de « philosophie ». Deux ans avant sa mort, dans une lettre à Frédéric II, il pourra à bon droit se présenter comme « un homme qui a passé sa vie à barbouiller du papier contre ceux qui trompent les hommes ».
Sa dénonciation de la religion procède ainsi non pas d’un athéisme forcené ou de raisonnements philosophiques ou théologiques, mais d’une conception vertueuse de la vérité et des comportements. De l’Ancien Testament il affirme qu’« il n’y a point de livre plus amusant. […] Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu’elle a eu du poil et des tétons. » Il n’a en revanche qu’horreur pour l’intolérance, le fanatisme et les superstitions (« le plus abominable fléau de la terre »). D’où son appel répété, à partir de 1760, à « écraser l’infâme ». Il en arrive même à souhaiter qu’on puisse « étrangler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste ». Quant à son ennemi le plus acharné dans le combat philosophique, Fréron, il lui inspire les images les plus injurieuses : « Ce chien fessé dans la rue peut-il trouver d’autre asile que celui qu’il s’est bâti avec ses feuilles ? »
C’est en réalité un humanisme profond, convaincu et engagé, qui transparaît dans tous ces écrits qui jalonnent le parcours d’une vie. Après l’effroyable affaire Calas, dans laquelle Voltaire s’est impliqué en y mettant toute l’autorité d’un écrivain reconnu et au faîte de la célébrité, c’est la notion implicite de « droits de l’homme » qu’il mobilise : « Cette horrible aventure […] déshonore la nature humaine. » Comme argument de son indignation, il lui suffit d’alléguer : « C’est que je suis homme. »
Daniel Bergez
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