Loin de nous exclure, l’adjectif possessif du titre vibre d’un enthousiasme communicatif et tient le lecteur captif d’un intense champ magnétique : l’intelligence à son acmé.
Le traducteur, Antoine Cazé – qu’il soit remercié ! –, parle dans sa postface d’un « essai-poème ». C’est en poète nantie d’un savoir considérable que Susan Howe explore, sondant, sillonnant, une des œuvres les plus mystérieuses de la littérature américaine. L’idée de génie est d’avoir choisi de faire rayonner son exégèse à partir d’un vers clé : « Ma Vie passa – Fusil chargé », « l’un des poèmes les plus puissants et énigmatiques de Dickinson ». Son analyse textuelle, son effervescence spirituelle, dégagent une fascination telle que je me bornerai à indiquer quelques éclats, quelques pistes de cette chevauchée de la lecture…
Qu’on ne s’attende pas à feuilleter une biographie. À cet égard, la vérité rhétorique s’impose : « En un sens, le sujet de tout poème est l’état d’esprit de l’auteur au moment où il écrit, mais les faits de la vie d’un artiste n’expliqueront jamais la vérité spécifique de ce dernier. Les poèmes et les poètes de premier plan restent un mystère. La vie d’Emily Dickinson, c’était le langage, et pour tout paysage un dictionnaire. La distinction vitale entre dissimulation et révélation est l’essence même de son œuvre. »
Déchirant le rideau des apparences qui flotte sur la société conventionnelle de la Nouvelle-Angleterre, Susan Howe remonte aux temps premiers de « la conscience puritaine » et des « sermons apocalyptiques » des prédicateurs, à partir de quoi s’est déchaînée la violence fondatrice de ce « Fusil chargé », menace permanente et quasi institutionnelle d’explosion. Quelle énergie ne déploie-t-elle pas pour décrire la confrontation du puritanisme calviniste des envahisseurs européens avec les croyances polythéistes des Amérindiens ! Les procès en sorcellerie et la guerre de Sécession prolongent ces antagonismes impitoyables. Cette violence meurtrière, l’essayiste la traque sans faiblir dans les chefs-d’œuvre qui occupent l’espace culturel d’Emily Dickinson. Voici que défilent Shakespeare, Emily Brontë, George Eliot, Charles Dickens, Elizabeth et Robert Browning… Ces créateurs ne sont pas les seuls partenaires de cette « âme sous pression » ; l’accompagnent aussi les figures des proches, de la famille, et de correspondants parfois masqués, comme ce « Maître » sans nom auquel elle adresse trois lettres fameuses, sans trahir le secret de sa personnalité.
À nos yeux demeure l’étrangeté d’une existence de recluse. Loin d’éluder le sujet, Susan Howe écarte les momeries du roman-photo, énonçant un diagnostic qui revêt l’évidence de la lettre volée : « Pour l’exténuante activité mentale dans laquelle elle était plongée, elle avait besoin d’un havre de paix et d’isolement familier. La chance lui procura une famille dévouée qui protégea son intimité, une grande maison, une chambre à soi, et de l’argent. »
Deux femmes visionnaires, voilà ce que nous offre l’ouvrage de Susan Howe lisant la poésie d’Emily Dickinson.
Serge Koster
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