Dans son premier roman, L’Enfant éternel (Gallimard, 1997), Philippe Forest évoquait la perte de sa fille, morte d’un cancer à l’âge de 4 ans. Il n’a cessé, depuis lors, de « reprendre ce récit sous des formes différentes ». Vincent Delecroix est philosophe des religions, romancier et essayiste.
Le deuil est une expérience que l’on pourrait qualifier de commune. Et, pourtant, chaque individu reste irréductiblement impuissant face au deuil d’un autre, réduit à prononcer des paroles consolatrices auxquelles il ne croit pas. Car le deuil est toujours une expérience scandaleuse par laquelle l’individu accède à une réalité qui, le reste du temps, se dérobe à lui. La vie quotidienne devient mascarade – ou révèle qu’elle l’a toujours été.
Toute perte est singulière. On ne perd pas seulement quelqu’un : on perd une relation, on perd quelque chose de soi, ce qui nous liait à cette relation-là. C’est en somme, pour reprendre le titre d’un livre de Derrida, « chaque fois unique, la fin du monde ».
Vivants jusqu’à la mort
Pour autant, une « économie du deuil », une technique du deuil, sont-elles possibles ?
Avant la mort, dans la période où le malade devient le mourant, que nous enseigne la gestion de la fin de vie ? Le personnel hospitalier affirme, selon Vincent Delecroix, que les patients en train de mourir ne se pensent jamais comme tels : « Ce n’est pas comme cela que s’envisage celui qui meurt (et qui le sait). » Professionnaliser le deuil semble donc une entreprise aporétique. Penser la mort, la sienne, celle des autres, relève de la gageure. Ou de la fiction.
Après la mort, l’endeuillé est censé faireson travail de deuil et liquider sa perte dans un délai convenable. Tacitement, la société l’exige. Une « religion de la résilience » a trouvé de puissants relais dans la culture de masse. On ne peut nier qu’il existe aujourd’hui une injonction sociale, dérivée d’une approche grossière de la pensée freudienne, de conjurer le malheur, de se débarrasser des morts, « comme s’ils constituaient un fardeau ou une menace ».
Aucune mort n’est belle
Philippe Forest proteste contre une certaine doxa du deuil, selon laquelle on pourrait tirer une leçon de vie à partir de l’expérience de la perte. Il n’y en a aucune. De même, les soins palliatifs ne sauraient permettre de « mourir heureux ». Il n’y a pas de recette, pas de technique : « Mourir, quelle que soit la situation, n’est pas un art. »
Philippe Forest évoque la « mélancolie hospitalière ». Il rend hommage au monde hospitalier et explique comment la mélancolie qui traverse les couloirs de l’hôpital est « étrangement salutaire aux malades ».
Penser la mort avec les philosophes
La mort peut-elle être pensée philosophiquement ? Après le deuil de sa fille, Philippe Forest dit avoir été rebuté par la philosophie, à l’exception de celles de Bataille et de Kierkegaard. Il vise notamment les développements hégéliens qui considèrent le mal sur un mode dialectique, au lieu de considérer l’existence du mal en soi : « C’est cette philosophie-là qui m’a été insupportable, parce que je l’entendais comme une dénégation du mal et du scandale de la mort. »
C’est, nous dit-il, la littérature qui permet de penser le mal, et la mort en particulier, comblant en cela la relative impuissance de la philosophie.
Patricia De Pas
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