Le Grand Meaulnes a longtemps passé pour le roman poétique de l’enfance, plein d’un charme bucolique qui fleurait bon l’école communale de la IIIe République. Il est vrai que l’intrigue, débutant dans une maison d’instituteurs, est plusieurs fois rythmée par les rituels scolaires de la rentrée des classes et des cours. Au-delà de ces chromos sépia nimbés de nostalgie, on a pu parler à propos du Grand Meaulnes, comme le fit Rachilde, d’un « don d’enfance ». L’expression est à la fois juste et rapide, en effaçant le travail d’élaboration littéraire auquel s’est employé Alain-Fournier. L’aventure de Meaulnes est ainsi narrée non pas directement par l’auteur, mais par Seurel, le fils de l’instituteur. Ce stratagème narratif met le personnage à distance, dans un relatif lointain, accentué de plus en plus par la mention insistante des souvenirs passés marqués de regrets inconsolables. Le charme de l’enfance est vu à travers le filtre d’une sensibilité adulte ; l’écriture, simultanément, reconquiert un passé perdu autant qu’elle en fait le deuil. Là est l’ambiguïté fondatrice du livre.
Ce roman est en réalité celui du désenchantement, à partir de l’espoir fou d’un amour juste entrevu, et nimbé d’une aura mystique. Yvonne de Galais, figure de rêve à peine aperçue par Meaulnes au cours d’une « fête étrange », fait penser à la Mélisande de Maeterlinck et Debussy, que connaissait Alain-Fournier : elle n’est « pas d’ici », être de fuite, trace juste esquissée qui résonne comme un appel à un ailleurs. Meaulnes lui-même, figure singulière et saisissante, est toujours en partance, pris par la fièvre du voyage ; à l’extrême fin du livre, on le voit partir « pour de nouvelles aventures », symétriques de son arrivée dans l’école communale au début.
La fascination amoureuse est au cœur du récit. Cette édition, riche en documents, en indique la source biographique : la rencontre, en 1905 (Alain-Fournier a alors 19 ans) d’une jeune fille dont il croise le regard et qu’il suit dans Paris. Elle se nomme Yvonne Toussaint de Quiévrecourt, et Alain-Fournier reprendra son prénom dans le roman. Dans une lettre de 1912, il lui écrit : « Il y a plus de sept ans que je vous ai perdue. Il y a plus de sept ans que vous m’avez quitté, sur le pont des Invalides, un dimanche matin de Pentecôte […] Je n’ai pas compris tout de suite que vous étiez perdue pour moi […] Un long roman que j’achève – et qui tourne tout autour de vous, de vous que j’ai si peu connue, paraîtra cet hiver. Mais aujourd’hui c’est les mains vides, comme autrefois, que je reviens vers vous […] que du moins vous ne m’abandonniez plus comme jadis, tout seul sur un pont de Paris, sans l’espoir de plus jamais vous retrouver. » Telle est la matrice biographique du livre. Elle donne son poids de tragique à l’extrême fraîcheur, et à l’apparente simplicité du récit. La jeune fille aimée s’y confond avec un absolu indéfinissable, en cristallisant pour Meaulnes un espoir ultime.
Autour de cette quête, le récit construit un ensemble de réseaux symboliques qui lui donnent une grande matière imaginaire. C’est, en permanence, le roman de la rencontre, de l’attente, du désir et de l’apparition, dans un jeu de répétitions obsessionnelles et labyrinthiques. Les motifs du cheminement, du passage et du franchissement reviennent constamment, appliqués à des personnages différents. L’espace lui-même, comme dès le début lorsque Meaulnes arrive dans la classe, est constamment clivé entre le dehors et le dedans, la lumière et l’obscurité, scandé par un dispositif insistant de portes et de fenêtres. On y voit, on y perçoit, on y entrevoit la perspective d’un autre monde, ou d’un événement à venir qui attise encore davantage le sentiment de la quête.
Après la mort d’Alain-Fournier, la tonalité du livre a été profondément altérée, dans un sens exclusivement religieux, par les commentaires d’Isabelle, sœur de l’écrivain et épouse de Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française et meilleur ami du romancier. Rapportant l’expérience amoureuse de son frère, elle l’a orientée dans le sens exclusif d’une recherche de Dieu. La correspondance d’Alain-Fournier, comme ses notes personnelles, montrent certes un intense appétit de spiritualité, qui ne se satisfait pas du monde tel qu’il est. Mais, sur le plan littéraire, il affirme chercher à « énoncer la vie, tangible dans des romans » (lettre du 13 août 1905) : « J’ai toujours désiré quelque chose qui touche (dans le sens de toucher à l’épaule), qui arrête et qui évoque » (lettre du 27 août 1905). La réussite du Grand Meaulnes vient précisément de cet ancrage dans une réalité rustique, parfaitement identifiable par les lecteurs, d’un grand espoir d’amour fou qui mène aux confins de la réalité.
La liaison se fait par l’atmosphère de « fête étrange », dont le titre couvre plusieurs épisodes – les plus connus – du début du livre, lorsque le narrateur découvre, une nuit, le spectacle féerique donné à l’occasion d’un mariage (qui finalement ne se fera pas, la fiancée étant absente). Alain-Fournier écrit dans le sillage de Watteau et du Verlaine des Fêtes galantes, entre « masques et bergamasques » des personnages de la comédie italienne. Le livre y gagne une tonalité onirique, fantasmatique, qui fait songer à l’« inquiétante étrangeté » dont a parlé Freud. Elle se nimbe ici non d’angoisse, mais de grâce féerique, dans une atmosphère aimable et poétique parfois proche du conte enfantin : Yvonne de Galais était « la jeune fille la plus belle qu’il y ait peut-être jamais eu au monde ». Ce jeu de travestissement se ramifie sur le plan narratif par une succession d’effets de miroir, qui reproduit avec insistance le motif du double : au début de la deuxième partie, le « bohémien » qui arrive est un être venu d’ailleurs, comme l’était Meaulnes à l’initiale du roman ; il était d’ailleurs allé lui-même à la fête. Et le narrateur est aussi un double de Meaulnes, dont il revit l’aventure : « Me voici, j’imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. […] Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l’aventure. » Cependant, le schéma de répétition spéculaire se prolonge tout en s’inversant, dans la structure de l’œuvre : à la façon de Sylvie de Nerval, à laquelle on pense souvent (pour l’atmosphère, certains motifs, et le thème central), le récit est composé globalement en deux parties symétriques ; à l’euphorie des souvenirs de l’enfance succèdent les désillusions de la confrontation à la réalité, et jusqu’à l’aveu d’Yvonne de ne pas être à la hauteur de l’espoir fou que Meaulnes avait mis en elle : « quand je l’ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, j’ai compris que je n’étais qu’une pauvre femme comme les autres… »
Dans sa préface, Philippe Berthier, auteur de cette édition, y insiste avec raison : les réminiscences littéraires sont ici nombreuses. Riche d’une grande culture, Alain-Fournier s’inspire des écrivains et artistes qui l’ont marqué. Derrière son apparente simplicité, le roman est un feuilleté de références intertextuelles. On songe bien des fois à l’idéologie courtoise de la fin’amor, à certains romans d’aventures, à Dickens (très apprécié d’Alain-Fournier). La proximité la plus visible se noue certainement avec des écrivains presque contemporains, notamment Francis Jammes, Jules Laforgue, Rimbaud et Claudel ; on retrouve de ces deux derniers les images du surgissement, et l’attente de l’inouï. On pourrait même penser au Maldoror de Lautréamont avec la figure du « bohémien » qui tout à coup surgit, « plein d’une ardeur presque sauvage », « souleva(nt) et poussa(nt) les tables avec une précipitation folle, en souriant un peu ». Tous ces souvenirs littéraires sont cependant fondus harmonieusement dans un récit moiré, baigné dans l’atmosphère vaporeuse de paysages furtifs hantés par la présence erratique de Meaulnes, avec « son pas léger de chasseur aux aguets ».
Daniel Bergez
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