Avec Changer : méthode, cet auteur caméléon livre le récit romanesque des différentes métamorphoses qui ont égrené son parcours de vie, du transfuge de classe d’hier à l’écrivain reconnu d’aujourd’hui, sans oublier ni ses débuts difficiles dans un village picard ni ses premières années « balzaciennes » à Paris. Son art subtil du retour sur soi se nourrit à la fois de la variation sur un même thème et d’une recherche de transcendance de l’échec.
Encadré par deux prologues et par un épilogue, ce récit, de structure quadripartite (Elena − Didier − Courtes lettres pour un long adieu – Dénouement) s’ouvre sur une scène très crue de prostitution, celle à laquelle s’est livré l’auteur afin notamment de pouvoir payer son dentiste. Cette dernière est présentée comme l’élément déclencheur de sa volonté d’écrire, de « raconter tout ce qui [l]’avait mené jusqu’à cette scène et tout ce qui a eu lieu ensuite, comme une tentative de remonter dans le temps ». L’odyssée personnelle d’Édouard Louis autant que sa démarche d’écriture à la fois cathartico-autobiographique et itinérante, se situent dans un mouvement dialectique oscillant entre violence analeptique et transcendance bourdieusienne. Il convient d’emblée de préciser que l’on sent chez cet auteur une série d’influences littéraires qui ont certainement dû peupler son univers mental, à l’instar de celles illustrant le thème complexe de la métamorphose ou encore celle d’un Montaigne qui, « à sauts et à gambades[1] », fait de ses Essais (entendus comme expérience, expérimentation) le laboratoire d’un bilan expérientiel où le narratif, l’ontologique et le philosophique s’appellent et se complètent. La même démarche ouverte s’observe chez Édouard Louis, sous-tendue et enrichie par sa dimension d’élucidation méthodique (bien qu’il faille considérer le titre avec une certaine ironie, comme si l’auteur se moquait des manuels de développement personnel). Pour pasticher le sous-titre du célèbre Discours de la méthode de Descartes, l’on pourrait dire que Changer : méthode est destiné à « bien conduire son existence, et [à] y chercher la vérité ». Il ne faut cependant pas s’y méprendre : il n’y a rien de dogmatique dans ce texte bouleversant, gaiement subversif, qui diaphanéise l’atroce joie d’écrire sur soi.
Ce qui frappe d’emblée le lecteur est l’extrême lucidité dont fait preuve Édouard Louis. En effet, celui-ci ne se livre à aucune stratégie d’évitement en ce qui concerne les zones d’ombre de son existence, qu’il s’agisse des stigmates de la pauvreté, de ses faiblesses ou de ses errances. Étant lui-même la matière de son livre, il épanche son cœur et son corps mis à nu. Je est toujours un autre (« J’étais devenu un autre »), mais ce jeune écrivain, avec la maturité et le souffle d’écriture des plus aguerris, n’élude rien : on assiste ainsi à une transmutation des éléments mêmes de son monde et de sa pensée, où objets, impressions, rêves et désillusions tourbillonnent dans une sorte de vertige. Pour reprendre la célèbre formule rimbaldienne, l’on pourrait dire qu’à sa manière, Édouard Louis se métamorphose en un « opéra [romanesque] fabuleux ».
Dans la partie intitulée « Elena (explications fictives avec mon père) », tout commence par un angoissant constat d’échec et de rejet : « J’ai grandi dans un monde qui rejetait tout ce que j’étais, et je le vivais comme une injustice parce que, des centaines de fois par jour, jusqu’à la nausée, je le vivais comme une injustice parce que je n’avais pas choisi ce que j’étais ». Pour son amie Elena (que cette dernière soit une destinataire de chair et d’os ou un artifice littéraire), il procède à un effeuillage testimonial qui lui permet de « délabyrinther » (comme l’aurait écrit le héros d’Edmond Rostand) ses sentiments, à commencer par ceux de la honte et de l’humiliation dus à son homosexualité. Cette même humiliation va le contraindre à vouloir « être libre ». Entre violence et fuite, cette recherche de liberté passe d’abord par le théâtre : « Je voulais que le théâtre me sauve de la pauvreté, de la violence, du village ». Dans une perspective sartrienne, l’on pourrait dire que l’auteur est condamné à être libre (et à jamais responsable de cette liberté), à restituer la part de la contingence dans un destin hors du commun, à savoir la place des rencontres et des hasards susceptibles de le faire bifurquer. Vers le lycée d’Amiens, vers sa bibliothèque. C’est là qu’il revoit Elena qui l’initiera à tout (à la musique, à la littérature, à la manière de se tenir, de manger, de parler en évitant un « accent de bourge ridicule » tout comme les sonorités typiques du Nord, etc.) et qui, en qualité de figure « pygmalionienne », occupe une grande part de l’ouvrage : « J’aimais Elena, je l’aimais plus que tout […] ce qui se jouait entre nous dépassait l’amitié. Je l’aimais ». L’auteur engouffre les lectures comme les rencontres avec des hommes qui le protègent, lui payent des vêtements et de nouvelles dents. Puis il entre à l’École normale supérieure, qui, en plus de constituer une nouvelle phase « tremplinique » de son existence, lui fait découvrir un autre monde, celui des privilégiés culturels, des habitudes semi-mondaines, etc. : « Si tu accèdes à cette école tu ne retourneras plus jamais au village ».
La partie suivante est centrée sur la figure de « Didier », c’est-à-dire celle du philosophe Didier Eribon. Ce dernier va devenir son modèle et son mentor : « je dois lui dire que je lui ressemble, je dois lui dire que moi aussi je suis parti et que moi aussi j’ai été séparé du monde de mon enfance par mon désir, par mon secret ». Ou encore : « Je ne faisais pas que l’écouter quand il parlait, j’absorbais la plus anecdotique de ses phrases ». D’où cet aveu : « Si je rêvais soudainement de devenir un écrivain, ce n’était pas parce que je rêvais d’écrire, mais parce que je rêvais de m’arracher définitivement au passé et que c’était ce qui s’était présenté à ce moment-là par la rencontre avec Didier, c’est tout ». Arrivé à Paris, Édouard mène une vie à la Rastignac, mais version 2010. Embarqué dans et par ce flot testimonial aussi poignant que cocasse par endroits, le lecteur vibre à l’annonce des résultats d’admission à l’épreuve du concours, à l’énoncé de cette phrase laconique, mais hautement programmatique : « Tout commence », « la liberté des commencements que j’ai vécue et ressentie, si particulière, comparable à aucune autre forme de liberté ». Cela n’empêche pas les vieux démons d’Édouard Louis, entre autres les « complexes de classe et d’origine », de ressurgir, ce qui lui demande un surcroît d’efforts, surtout lorsqu’il évoque sa transformation physique, vestimentaire, son changement d’habitudes, etc. Il a fallu partir et faire peau neuve, cicatriser les blessures, altérer certains totems et tabous, etc. L’épilogue, quant à lui, témoigne de la réussite à laquelle il est parvenu : être publié et traduit, reconnu et célébré. Sur un ton modianesque, notre auteur écrit cette phrase surprenante : « J’écris parce que je crois que parfois je regrette de m’être éloigné du passé, parfois je ne suis pas sûr que mes efforts aient servi à quelque chose. Parfois je sens que toute cette lutte a été vaine et qu’en fuyant j’ai lutté pour un bonheur que je n’ai jamais obtenu », ce qui lui permet, dans une logique de circularité narrative, de dresser, dans l’ode finale au temps passé concluant le texte, une sorte de catalogue des modalités de ce retour protéiforme.
[1] Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité ».
Franck Colotte
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