Car ce n’est pas en touriste, libre d’aller vers ses propres centres d’intérêt, qu’elle se rend à Moscou – ce qui eût été impossible en 1954 – mais comme membre d’une délégation féminine communiste : un groupe de femmes choisies dans les milieux sociaux les plus différents, de l’aristocrate à l’ouvrière en passant par la commerçante et le médecin. Dès le départ la jeune romancière se désolidarise du petit manipule, et le contact ne se rétablira pas : ses compatriotes la considèrent comme une étrangère, et elle se sent étrangère au groupe. Sous prétexte qu’elle a peur en avion, elle décide de faire, seule, le voyage en train : d’interminables heures dans des wagons délabrés et glacés ou s’entasse une humanité misérable et silencieuse. Le train de nuit qui la conduira enfin à Moscou est à peine plus confortable, mais la longueur du trajet lui permettra de découvrir déjà quelques figures représentatives du pays vers lequel elle va. C’est là qu’apparaissent les premières « femmes russes ». Lucia, belle alanguie un peu mystérieuse, Liza, profondément humaine, puis à Moscou ce seront la vieille Moscovite, discrètement attentionnée, et l’interprète, femme libre et forte, qui l’accueillent et avec qui elle sera en parfaite symbiose. Ce sont surtout ces femmes qui, avec peu de mots et des silences, lui apprendront ce qu’est, moins l’URSS, que la Russie de toujours. « Depuis trente ans j’entendais dire que la Russie était un pays spirituellement éteint, plongé dans un désert moral, où les hommes avaient pratiquement tué toute dimension religieuse, et perdu tout sens de la liberté individuelle. Voilà ce qui me stupéfiait : ne voir aucun rapport entre ces affirmations, entre la dureté dont on parlait et la bonté naturelle, la beauté morale, ce rayonnement tranquille que je captais sur tant de regards. » De quelque niveau social qu’ils soient, les êtres qu’elle côtoie semblent enfermés en eux-mêmes, intériorisés. Leur résignation n’exclut pas l’espoir, mais tous semblent un peu décalés par rapport au réel. Un caractère que l’on retrouve chez tous les personnages d’Anna Maria Ortese, et qui les rend tellement fascinants. Tous baignent toujours dans le Unheimlich, une étrangeté inquiétante qui ne va jamais jusqu’au tragique.
Il y a évidemment Moscou, le Kremlin, brièvement décrits, puis les visites obligées dans une école, une usine, un cirque, la participation à un meeting, puis à une grande fête nationale. Mais la romancière n’accroche pas. Elle éprouve un malaise continuel, « je suis malade, malade de la mémoire du monde », elle voudrait retourner dans son pays. Donc aucune célébration du régime régnant. Ce qui retient son attention n’est pas le paysage, très peu la ville de Moscou, absolument pas l’idéologie qu’elle est censée représenter, mais les êtres qui incarnent un pays au si long passé, si terriblement remis en question, et c’est à travers eux qu’elle veut saisir son âme : « Les gens, la foule, ressemblaient à la mer vue de loin. Une ligne de plomb, immobile. Mais en approchant c’était un vacarme, un mouvement, une joie. C’étaient les vagues. L’âme russe est une mer profonde, hostile de loin, fraîche et pleine de rumeurs de près. »
Le lecteur fidèle n’aurait pas dû s’inquiéter. L’auteur de L’Iguane et du Port de Tolède reste toujours elle-même, et voit le monde, que ce soit celui de Naples ou celui de Moscou, à travers la même lentille, qui n’est ni déformante, ni embellissante, mais ajoute toujours un halo de poésie à la plus crue des réalités.
Rendons hommage aux traducteurs qui ont su rendre cette ambiance légèrement immatérielle, et l’intense sensibilité qui court sous des phrases sans emphase.
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