Au départ de ce récit, il y a un fait vrai : l’inauguration en 2016 d’un centre d’art contemporain dans les anciens locaux d’une succursale de la Banque de France à Béthune. Celle-ci avait fermé parce que la région, durement touchée par les crises économiques, les fermetures de mines ou d’usines et le chômage de masse, était devenue trop pauvre pour justifier le maintien de cette antenne de la finance de l’État, et c’est tout logiquement qu’un foyer culturel prenant le nom de Labanque s’y installa. La première exposition fut consacrée à la notion de « dépense » telle que Georges Bataille, l’auteur bien connu de La Part maudite, l’entendait. Yannick Haenel qui devait y participer, apprenant que, par un hasard extraordinaire, le dernier trésorier-payeur du lieu s’appelait lui aussi Georges Bataille, eut alors l’idée de reconstituer pour l’événement une installation représentant le bureau de ce dernier tel qu’il se le figurait. Se piquant au jeu, visitant aussi sa maison attenante à la banque, le romancier imagina la vie de ce fonctionnaire au nom si troublant. Et c’est cette vie que nous lisons ensuite.
Il faut d’abord dire que ce Georges Bataille-là, le trésorier-payeur, n’aurait jamais dû être banquier. Initialement, il avait entamé des études de philosophie à Rennes, et c’est quand, un été, il remplaça au pied levé un de ses amis que son existence bifurqua. Cet ami devait effectuer un stage dans le prestigieux bâtiment de la Banque de France à Paris, et dès que l’apprenti philosophe vit le lieu, les portes épaisses et dorées, dès qu’il ressentit cette intuition d’être au cœur de quelque chose de plus déterminant que la philosophie, de quelque chose qui régit la vie des gens bien plus que l’amour de la sagesse, il fut conquis… Et puis il y eut cette extraordinaire descente avec les Reagan, en visite officielle à Paris, dans « la Souterraine », c’est-à-dire dans les caves où se trouvent les réserves d’or françaises. Témoin malgré lui d’une cérémonie aussi ahurissante que risible, d’une « liturgie païenne » où l’or que l’on vient contempler est célébré comme « un dieu immuable et scintillant », le nouveau Georges Bataille, dans le droit fil de son illustre homonyme, décide à ce moment-là de creuser philosophiquement la question de l’accumulation des richesses, du devenir des excédents et surtout de la dépense improductive, réellement gratuite. Cela nous vaut toutes sortes d’analyses et de réflexions fort stimulantes concernant le choix de Richard Nixon en 1971 de ne plus garantir la convertibilité du dollar en or, par exemple, et d’autres, tout aussi salubres, sur le système de la dette, sur les taux d’intérêt et les pénalités de retard… À ce stade, il faut cependant sans doute préciser que Yannick Haenel est un écrivain qui possède suffisamment la maîtrise de son art pour ne jamais alourdir son texte par ces considérations monétaires. Le ton n’est en aucun cas pédant, le style évite les préciosités universitaires, les démonstrations pesamment académiques, et la parole des personnages s’insère toujours dans un récit qu’elle sert. Mais cela n’empêche pas la réflexion du trésorier-payeur de s’approfondir, de se creuser, de s’ouvrir comme un trou dans l’obscurité, comme le tunnel qui relie sa maison à la succursale de la banque de Béthune, qu’il découvre peu de temps après y avoir emménagé et où il trouve volontiers refuge. Il se convainc que la richesse a partie liée avec la disparition, le décès ; qu’il y a « autant d’argent en circulation sur la Terre que d’êtres humains morts depuis la création du monde ».
Le roman n’en resterait qu’à ces considérations-là que nous en tirerions déjà une satire assez drôle, quoique convenue, du rôle de l’argent dans nos sociétés. Mais Yannick Haenel vise plus haut, et il vise mieux. Son Georges Bataille, au fur et à mesure qu’il explore son tunnel comme on creuse son trou, va traverser l’univers bancaire et revient à la vie, ressuscite, en somme, dans une recherche de la dépense improductive qui prend la double forme de la compassion et d’une quête amoureuse. Outre son rôle de conseiller auprès des surendettés, le personnage héberge volontiers dans une dépendance de sa maison quelques-uns parmi les plus abîmés par la récession économique. Mieux : il intègre cette confrérie des Charitables toujours active dans la sous-préfecture du Pas-de-Calais et dont la fonction principale est l’inhumation de tous les morts, quel que soit leur rang social, les notables comme les insolvables… Mais parallèlement, il connaîtra maintes aventures érotico-comiques, avec une étudiante rennaise de l’école de commerce où il étudie (après sa licence de philosophie et son stage parisien) ou bien avec une libraire bisexuelle, particulièrement délurée et qui s’ennuie à Béthune, avec d’autres aussi, dans une recherche inconsciente qui n’est pas sans rappeler les conceptions de l’amour fou chères aux surréalistes. C’est alors qu’il fait la connaissance de Lilia Mizaki, une femme d’origine japonaise et réchappée de l’horreur : ses grands-parents avaient confié leur fille, sa mère, à leur famille avant d’entreprendre un voyage à Hiroshima où ils périrent, victimes du feu nucléaire. Et c’est avec elle qu’il vivra une relation amoureuse réussie, d’échange réel et gratuit.
Dans tout le récit, le trésorier-payeur manifeste un goût pour la lumière, une recherche de la clarté, des miroitements, du poudroiement de l’air, de la splendeur du soleil sur les fleurs, les feuilles, qui ressemble fort à une quête spirituelle ne disant pas son nom. Cela culmine d’ailleurs dans l’évocation de deux jardins édéniques, le premier étonnamment situé à Montreuil, chez un employé communiste du siège de la Banque de France et ami du trésorier-payeur, le second étant le grand espace clos entourant sa propre maison. À chaque fois, c’est le même attrait attentif aux lueurs et au feu solaire, une similaire atmosphère de licence et de liberté, une identique façon d’oublier les heures, les semaines… Concernant le Temps, d’ailleurs, la réflexion du personnage se développe manifestement de manière fructueuse dans ce cadre à part, et on lit des pages pénétrantes sur une certaine façon de relier en soi les diverses époques de notre vie en un tout organique, de vivre une existence non cloisonnée en quelque sorte, réconciliée peut-être, qui sont parmi les plus belles, les plus chaleureuses du roman. Car même quand il manie les concepts philosophiques ou ceux de la théologie chrétienne, Yannick Haenel s’en tient à une langue limpide, d’une grande sincérité, et son Georges Bataille retrouve par exemple dans son parc la notion de rose sans pourquoi de Silesius, en des termes aussi élémentaires (et aussi riches) que ceux du mystique rhénan.
Le Trésorier-payeur aurait pu être un méchant pamphlet contre la finance et ses ravages, mais c’est tout autre chose. C’est un vrai roman au rythme alerte, touchant, émouvant, parfois drôle, et qui sonne juste.
Thierry Romagné
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