Au moins les derniers jours de l’été offrent-ils aux amateurs des plaisirs plus assurés. D’abord avec la sortie de Dheepan, dans son halo doré cannois – pas notre chef-d’œuvre de l’année, mais toutes les qualités coutumières de Jacques Audiard sont là, et celui-ci a su capter et recréer la juste respiration du temps. Ensuite, arrive enfin Le Tout Nouveau Testament, de Jaco Van Dormaël, accueilli sur la Croisette de façon bien tiède par le petit monde critique et qui vaut pourtant, comme nous l’avions signalé (NQL n° 1 128), le détour – plus même, un stationnement prolongé – pour son insolence, son invention, son humour noir, son obstination à outrepasser la bienséance. Et son portrait d’un Dieu (Benoît Poelvoorde !) pète-sec, vindicatif, torve et mauvais père nous console de bien des pensers convenus. Les lecteurs de Benjamin Péret y trouveront leur compte. Quant aux sectateurs de Miguel Gomes et d’Apichatpong Weerasethakul, souvent les mêmes, ils se réjouiront devant le volume 3 des Mille et Une Nuits du premier et Cemetery of Splendour du second, à propos desquels nous nous interdirons tout commentaire.
La rentrée de la Cinémathèque s’annonce brillante. D’abord par les grandes rétrospectives Martin Scorsese, celle-ci doublée d’une exposition (à partir du 14 octobre), et Sam Peckinpah, où les anciens ne trouveront pas grand-chose d’inconnu (sauf, dans le cas du second, ses épisodes de séries télévisées des années 1950), mais où les jeunes pourront découvrir autrement qu’à travers les DVD les beautés de Bertha Boxcar ou Mean Streets pour l’un, de Major Dundee ou Pat Garrett et Billy le Kid pour l’autre. Nous reviendrons éventuellement sur les cycles dédiés à Philippe Faucon (octobre) et Miklós Jancsó (novembre), si apprécié jadis et dont aucun des quinze films qu’il a tournés entre 1980 et son décès en 2014 n’a atteint nos écrans. On pourra vérifier sur pièces si cet oubli était ou non justifié.
L’oubli n’est pas le danger qui guette Mathieu Amalric, également au programme de Bercy. Au contraire, c’est plutôt son hyper-présence qui pourrait finir par constituer un problème d’encombrement : sa filmographie répertorie cent une participations, depuis 1984, dont neuf pour l’année 2015 – le seul Trois souvenirs de ma jeunesse est sorti, en attendant, le 14 octobre, Belles familles de Jean-Paul Rappeneau. Il y a peu d’exemples dans le cinéma français d’une telle activité. Les seconds couteaux qui multiplient les contributions sont nombreux ; des comédiens de premier plan qui, pour s’en tenir aux deux dernières années, peuvent assurer les rôles principaux de Jimmy P. de Desplechin, L’amour est un crime parfait des frères Larrieu, La Vénus à la fourrure de Polanski, Arrête ou je continue de Sophie Fillières et La Chambre bleue qu’il a lui-même réalisé, on n’en voit guère d’autre que lui. Gérard Depardieu, évidemment, mais il se situe sur un plan au-delà de la critique : lorsqu’il est là, sans autre effort que d’être lui-même, il est monstrueusement parfait, voir sa performance dans The Valley of Love de Guillaume Nicloux. Quand il s’essaie à jouer, ce peut être la catastrophe, voir United Passions (Frédéric Auburtin) ou Welcome to New York (Abel Ferrara).
Mathieu Amalric n’en est pas encore à ce stade : il ne donne jamais l’impression de vouloir être en même temps Jean Valjean, Javert ou Thénardier, mais au contraire celle d’être toujours à sa place. C’est un comédien, pas une star : on ne va pas voir Amalric dans un film, mais un film de x ou y avec Amalric. On sait qu’il se définit lui-même comme « un comédien par accident », désignation à la fois juste et fausse. Juste, parce que sa vocation première était la réalisation – il a tourné, avant de faire carrière, plusieurs courts métrages (certains sont programmés le 27 septembre). Fausse, parce qu’il a révélé, dès ses premiers pas chez Otar Iosséliani (La Chasse aux papillons, 1992) et Arnaud Desplechin (La Sentinelle, 1992), une façon si particulière d’occuper l’écran, le temps d’une apparition, que les amateurs avaient immédiatement repéré sa silhouette. La cinégénie ne se décrète pas.
Rien d’étonnant à ce qu’il ait été respecté aussi vite par la profession : après son premier véritable rôle, un des seuls intérêts du film, dans Le Journal du séducteur (Danièle Dubroux, 1996), sa performance dans Comment je me suis disputé… de Desplechin lui vaut le César 1997 du meilleur espoir. Le schéma d’identification entre l’acteur et le cinéaste, qui l’utilisera à cinq reprises, est trop connu pour qu’on s’y attarde. Mais les exemples d’un tel miroir à double face ne sont pas légion – même si le tain a tendance à s’écailler. En tout cas, après ce démarrage, les choix d’Amalric ont façonné son image, celle d’un intellectuel ambigu, tourmenté (il s’est, pourtant, bien amusé à jouer les méchants dans Munich ou Quantum of Solace) : Téchiné, Assayas, Bonello, Benoît Jacquot, Jean-Claude Biette, Luc Moullet, Eugène Green, il n’y a guère d’« auteurs » certifiés du cinéma français qui n’aient fait appel à lui. Et toujours à bon escient, car il a à chaque fois parfaitement endossé son personnage. Même si les films des Larrieu nous laissent indifférent, il les porte comme personne n’aurait pu le faire.
Mais, tout autant que le comédien, c’est le réalisateur qui nous intéresse. Si Mange ta soupe (1997) – le 17 septembre – souffre d’une autofiction trop marquée, manière de conjurer les spectres familiaux (quoique ses parents journalistes n’aient pas dû le torturer beaucoup), en revanche Le Stade de Wimbledon (le 17 septembre aussi), qu’il tourne en 2001, d’après le roman de Daniele Del Giudice, est une grande réussite. Amalric prend une œuvre sans action, la retranscrit au mot près et, magnifiquement servi par Jeanne Balibar, signe l’un des plus mystérieux films d’enquête que l’on connaisse, à la poursuite de l’ombre de Roberto Bazlen cachée dans Trieste. Le film eut un succès critique et une audience confidentielle, qui n’a pas contribué à ramener à la surface « le capitaine au long cours ». (1)
La Chose publique (2003), tourné pour Arte, ne nous a laissé que le souvenir d’un film vu à la télévision, c’est-à-dire peu de chose. À revoir donc (le 11 septembre). Comme L’Illusion comique (2010, le 24 septembre), intelligente transposition moderne de Corneille, qui fourmille de trouvailles plaisantes. Quant à Tournée (2010, le 12 septembre), Prix de la mise en scène à Cannes, ce fut une surprise de taille, car on n’attendait pas Amalric sur le terrain d’un film aussi « physique », avec ses effeuilleuses spécialistes du new burlesque, rare illustration d’un sous-genre américain dans le cinéma français, tout à fait digne de ses modèles. Petit homme coincé entre ses géantes felliniennes, il s’offrit là un de ses plus beaux rôles. Aussi beau que celui de La Chambre bleue (2014, le 18 septembre), d’après un roman de Simenon peu fréquenté, dont il fit une transposition remarquable : tâchant modestement de traduire au plus près ce qui constitue l’univers du romancier, les bruits, le timbre des voix, les détails minuscules, le poids des objets, tout ce qui fait le style d’un auteur qui se voulait sans style, il réussit une des adaptations parmi les plus justes de l’écrivain le plus adapté du siècle. Ce n’est pas rien.
1. Lettres éditoriales et Trieste avaient été traduits auparavant. Rien de neuf depuis sur notre rayon Bazlen.
Lucien Logette
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