Rien de tout cela dans ces pages : pour madame Z, alias Amelia, alias Cesarina Vighy, la maladie, comme la mort, font partie intégrante de la vie, et son « dernier été », (comme celui de Pavese) sera donc, envers et contre tout, un bel été. Mais ce n’est pas sans raisons que le traducteur a remplacé ce titre original par Le Monde à ma fenêtre. En effet, la narratrice, après six années de maladie, n’a plus la force de lire. Définitivement coupée de la vie active elle concentre son attention, restée très vive, sur ce qui l’entoure et plus particulièrement sur la fenêtre de sa chambre, donnant sur une rue de Rome. Dans ce carré de lumière il y a fort heureusement un platane, qui abrite fort heureusement un nid de merles. Pour l’observer, avec un intérêt passionné, elle semble mettre au point son objectif, et cette vision précise, lucide, toujours teintée d’une délicate pointe d’humour, est celle qui dominera dans le récit. Du nid qu’elle surveille heure par heure, comme le signe d’un renouveau qu’elle ne connaîtra pas, « sans lyrisme, sans faire tant d’histoires, un beau matin un seul petit merle, gras et rond, sort de la fente, il secoue ses ailes et s’en va pour toujours. Les animaux aussi sont passés au fils unique. Bien nourri et ingrat ».
Mais la faiblesse l’empêche de regarder longtemps, et elle part, avec la même lucidité, dans son passé. Plus loin elle dira que c’est pour elle le moment ou jamais de « liquider souvenirs, regrets et remords ». Sa vie, sans événements marquants, n’est extraordinaire que par l’intensité avec laquelle elle est vécue. Née à Venise (ville aimée et bien comprise) d’un couple illégitime, elle n’en connaît pas moins une enfance heureuse. Le « petit avocat », raffiné, spirituel, agnostique, son père, est en opposition complète avec la mère, femme d’origine paysanne pleine de bon sens et de religiosité, mais le couple, fondé sur une histoire d’amour, sera solide. Une simple anecdote peut donner une idée du climat dans lequel grandit la petite Amelia : « À cause d’une maladie infantile, bénigne mais lente à guérir, j’avais eu quelques difficultés en latin quand j’étais retournée à l’école. Et lui venait chaque matin me réveiller, avec mes petites culottes enfilées sur la tête comme un bonnet phrygien, une flûte imaginaire de petit berger antique appliqué aux lèvres, en modulant (comment aurait-on pu ne pas rire, et ne pas apprendre cette berceuse ?) Hic, haec, hoc, hujus hujus, huic, huic, huic… »
Les années de guerre, passées à Venise, donnent à la narratrice l’occasion d’évoquer, sans pesanteur, l’histoire de son pays. Des jours un peu difficiles que la mère et la petite fille passent dans une pittoresque « Maison Tellier ». Puis, après une bonne scolarité « chez les sœurs », la fin de l’adolescence sera marquée par une liaison avec un « beau ténébreux », qui finit, hélas, chez une faiseuse d’anges. Mais ici aussi c’est l’humour qui prend le dessus : « Belle expression qui fait penser à de petits ateliers fleurant bon où de petites bonnes femmes aux mains actives de dentellière sculptent, polissent et peignent des anges moyens, petits et minuscules. »
Pour prendre de la distance (capitale pour une jeune fille qui se veut autonome) avec ses parents, en 1950 Amelia part définitivement pour Rome, ville à son tour aimée et bien comprise. « Rome ne finit jamais, disait Leopardi », petite trace, toujours discrète, d’une vaste culture. Elle achève des études de lettres, puis, après différents petits boulots, elle deviendra bibliothécaire, et sera évidemment passionnée par cette fonction, ne serait-ce que parce qu’elle aime non seulement les livres mais les lecteurs. Sa volonté, pas vraiment farouche, de « se couler dans le moule », en particulier au moment de Mai 68, échoue, par trois fois. Amelia ne peut être qu’elle-même, les influences glissent sur elle, elle ne veut être liée par aucun engagement.
Peut-être par réaction contre la première idylle manquée Amelia vit, avec une parfaite désinvolture, une liaison homosexuelle, qui ne l’empêchera pas de se marier très bourgeoisement, quelques années plus tard et d’avoir une petite fille. Mais la lucidité est toujours présente : « J’ai été une épouse médiocre, insensible, et surtout une mère défaillante. » Donc, par acquit de conscience, quelques séances chez « Museau de souris », le psychanalyste à qui elle n’a vraiment rien à dire. Par bonheur « j’avais commencé quelques années plus tôt à noter mes rêves, je les ai relus : ils étaient vieux mais pas avariés, et j’ai pu faire avec pendant quelques séances ». Les neurologues qui la soigneront seront vus avec le même petit sourire ironique. Car entre-temps la maladie, difficile à définir – de celles que l’on dit « orphelines » et dont elle avoue, avec un peu de honte, avoir été fugitivement fière –, est apparue et s’est installée. L’esprit reste très clair mais le corps se défait, inexorablement. Alors, même penser fatigue, du reste pourquoi aller plus loin ? Rien n’échappe à son esprit critique : « Aïe aïe aïe, madame Z, avec tes grands airs supérieurs ! Toute cette ironie sur ceux qui essaient d’écrire le banal récit de leur vie pour en extraire un peu de sens, et maintenant tu tombes à pieds joints dans le même panneau. » Donc retour à la fenêtre, puis observation attentive de ce qui l’entoure : les livres, les photos de ses chats bien-aimés, les objets évoquant les voyages. Une richesse muette dont elle savoure chaque détail. Puis, quand même, quelques petits conseils, dignes d’elle, avant de partir : « Si vous croyez en un dieu, ne le laissez pas vous échapper » – « Si vous ne croyez en rien, tant mieux, un souci de moins. »
Et, comme prévu : « Madame Z s’en est allée avec suffisamment de dignité », en jetant un dernier coup d’œil au nid de merles. Son attitude devant la vie, la maladie et la mort, appelle le terme italien intraduisible, et si cher à Cristina Campo : la sprezzatura, fusion de naturel, d’élégance et de légèreté. Pour toute cette grâce souhaitons à Amelia ce qu’elle fit inscrire sur la tombe de son père : Sit tibi terra levis.
Monique Baccelli
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)