Aubrun, l’absolue peinture
François Aubrun, né en 1934, décède le 5 février 2009. Une monographie, très belle, rassemble des images de sa vie de peintre.
Au point de départ, des images, des photographies de son lieu de vie, au Tholonet, sur la route Cézanne. L’atelier, l’ancienne chapelle des jésuites qui domine le cimetière où les croix désignent les sépultures d’une trentaine d’entre eux, enterrés debout. La croix d’Aubrun est désormais parmi elles. Les fenêtres, celles qui donnent sur Sainte- Victoire, les pins viennent jusqu’à ces grandes ouvertures, entre elles un ciel de Provence. Pas celui de Van Gogh et d’Arles, celui d’Aix et de Cézanne. Dans un tableau, Cézanne a peint la résidence des jésuites où demeurent Aubrun et sa famille. À côté de Château Noir, sous la carrière de Bibemus. Une proximité lourde pour un peintre ? Cézanne, dans ces lieux, comment l’oublier ? Mais toute l’œuvre d’Aubrun témoigne de son indépendance. Sa « vérité en peinture », il la recherche et il la trouve dans une pratique singulière qui n’est pas facile : faire apparaître le silence par la vibration chromatique, dans le blanc, et, dans le noir de ses dernières œuvres. Une de ses six filles, Ségolène Aubrun, rapporte l’idée qu’avait son père de son propre travail : « On écoute le silence. On capture les silences. Et de temps en temps il y a le bruit du vent dans les arbres. » J’aime ces derniers mots. Silence, transparence, lumière, ce sont les maîtres mots d’Aubrun. Blanc, rosé, mauve pâle, c’est tout un : « La lumière ne passe pas par la couleur. Il faut oublier la couleur pour voir la lumière. » Par cet ouvrage bienvenu, on entrevoit ce que fut pour ce peintre cette approche de la lumière, insaisissable, qui est pour lui vitale : « L’absolue peinture ».
Les arts de l’Islam
L’Orient méditerranéen dans l’Empire romain
Deux ouvrages exceptionnels publiés à l’occasion de la réorganisation du département de l’Islam et de ce qui constitue à présent l’Orient romain et byzantin.
Ces ouvrages sont exceptionnels à plus d’un titre : la qualité des reproductions, leur nombre, leur rareté souvent, la qualité des commentaires dus à des spécialistes du Louvre qui savent s’adresser au lecteur profane ; en annexe, des cartes (15 pour l’Islam) qui nous permettent de situer au bord du Nil Antinoupolis ou Ptolamis. Et, mérite non négligeable de ces volumes de science et de plaisir, leur prix modique. Les arts de l’Islam constituent un nouveau département au Louvre, le huitième. Le Musée, riche d’une des plus importantes collections du monde en ce domaine, ne pouvait en exposer qu’une faible partie. Le département ouvert à présent (augmenté de l’apport du musée des Arts décoratifs) couvre toute la civilisation islamique, de l’Espagne à l’Inde, du viiie au XIXe siècle. Parmi tant de rencontres sur de vastes territoires où s’échangent les civilisations, retenons un panneau d’une église arménienne de style « naïf » peint en Iran au XVIIe siècle, qui est un abrégé parlant de la complexité des métissages de civilisations : les personnages appartiennent aux communautés chrétiennes, le décor est celui du quartier arménien d’Ispahan où demeurent les marchands détenteurs du monopole du commerce de la soie. Cette composition de carreaux à fond bleu est déposée au Louvre-Lens. Le commentaire du catalogue, ici comme ailleurs, rend notre regard intelligent. Les collections du Louvre consacrées au Proche-Orient, à l’Égypte des époques romaine et byzantine, étaient distribuées en trois départements. Ces frontières étaient à réviser. Les voici réunies, à l’enseigne du modèle romain, puis byzantin. Et enfin, une figure originale dans la rencontre avec le christianisme. Les empereurs romains sont représentés en Égypte avec une coiffure égyptienne. D’Aegyptios dérive le mot copte. C’est le nom des populations de la vallée du Nil où le christianisme perdure. Du Ve siècle au début du XIXe, on peut suivre la présence chrétienne en Égypte parmi les influences romaine, byzantine et islamique. La collection d’images posthumes – pas seulement les saisissantes figures du Fayoum – nous attache de leurs regards. Nous les retrouvons dans ce très beau livre.
RELEVÉ DE LA MORT
Luc Tuymans est né en Belgique en 1958. Il vit et travaille à Anvers. Les grands musées, à New York, Londres, Paris, ont de ses œuvres dans leurs fonds. Il est moins connu que d’autres. Hélène Cixous a rencontré l’œuvre de Tuymans.
Elle fait le récit de cette rencontre dans le livre publié en même temps que le volume d’images du peintre : « Aujourd’hui (4 septembre 2011) je pense qu’il pense. Il m’est venu à l’idée que mon intérêt pour cette œuvre fut éveillé, est entretenu, par le travail de la pensée qui s’y montre avec force. Tuymans rumine. Il rumine comme une vache nietzschéenne. Comme un lutteur de lutte gréco-romaine, je le vois ruminer comme un tauromaque, un toréador qui aurait pour taureau un minotaure. Il ne s’agit pas d’abattre le sujet mais de le prévoir, de déchiffrer ses secrets, et ensuite, de l’étreindre. »
Hélène Cixous prend à bras-le-corps ce peintre-penseur. À première vue, rapide, superficielle, la peinture élavée, ou comme photographiée, de notre monde ne fait pas penser à de la pensée. Encore faudrait-il voir. Mais qu’est-ce que voir ? C’est à le montrer, l’écrire, que s’emploie Hélène Cixous dans un texte caracolant où elle donne forme à sa « surprise en profondeur ». Sans perdre le souffle, elle « odysse » (ce néologisme est d’elle). Elle a joint, disjoint, appelle, en substrat de son texte, Proust, Kafka, Genet et beaucoup d’autres. Kafka, son peintre anversois le lit en allemand. Dans cette langue, le temps c’est Zeit. Comme time, c’est un mot court. Un raccourci, une vie raccourcie. « Le raccourci, l’ellipse, le laconisme naturels à Tuymans sont des forces paradoxales. La force de frappe est proportionnelle à la brièveté. »
Le supplice et la mort. Celle-ci, comment la voir de près comme Montaigne et Rousseau, comment la représenter ? Elle est inscrite dans le titre des deux volumes. Une tête de mort surmontant un corps stylisé (?) est chez le peintre et chez l’écrivain. Tout le texte d’Hélène Cixous, torero, est fait de passes avec la mort.
Celle qui a le plus de force de frappe est l’image qui reste de la mort de Patrice Lumumba : au creux de deux mains noires, deux petits objets blancs. Deux dents. Ce qui reste d’un corps liquéfié dans l’acide : « la Passion de Lumumba, interprétée par Tuymans, héritier des grands tragiques ». Les « immensités de l’horreur » peuvent tenir dans le format d’une carte postale. « Le temps de Marcel tient dans une tasse de thé. »
Proust est à l’ouverture du livre d’Hélène Cixous et à sa conclusion. Pas avec la tasse de thé, mais avec un autre inducteur au passage de l’autre côté, vers l’au-delà de la mort, que l’art permet : « C’est le départ de cette autre Odyssée qu’est la Recherche : « On en trouve le récit primitif dans le Contre Sainte-Beuve : “un morceau de toile verte bouchant une partie du vitrage qui était cassé me fit arrêter net, écouter en moi-même”. »
Le verre fournit le miroir, celui de Van Eyck, le miroir des Arnolfini, le plus beau tableau du monde pour T. Hélène Cixous : « je reviens interroger les secrets du miroir Arnolfini. Maintenant je n’ai plus d’yeux que pour le miroir ».
À la vérité, pas seulement. Le vert des morceaux de toile de Proust retient l’attention d’Hélène Cixous. T. le lui révèle, par le vert d’une orchidée peinte. Deux orchidées, celle de T. et celle, connue, de Proust. L’orchidée défie le temps. Elle défie la distinction des sexes : « Qui observe l’orchidée voit le drame même de la vie (…). L’Orchidée-Tuysmans, comme l’Orchidée-Proust, est la machine à reconstruire la distance qui nous permet de penser (…). L’orchidée est notre interprète. »
« À travers l’Orchidée-écran de Tuymans si on osait, on apercevrait une tête de mort. »
Suivant pas à pas Hélène Cixous – j’y prends plaisir –, on verra la mort inscrite dans la syllabe ver qui conduit à la vérité (en peinture, selon Cézanne), par ses vertus polysémiques jusqu’au cadavérique baudelairien et à la vermine d’Une charogne.
La dernière image insérée dans le texte d’Hélène Cixous est un autoportrait de Tuymans. Tout le texte d’Hélène Cixous est un autoportrait d’Hélène Cixous.
ALCHIMIE
Voici un très beau livre offert à notre regard. Si le sujet en est largement labouré, on ne disposait pas d’un ouvrage rassemblant avec éclat les reproductions de l’illustration de l’Alchimie, « un art figuratif ».
Selon le chapitre introductif : « L’Alchimie narre des histoires, belles et captivantes, folles, fantastiques, comme on n’en connaît guère dans la réalité. » Elle est aussi porteuse de rêves : d’une vie et d’un monde meilleurs. Du métal pur. D’un âge d’or dominé par l’astre du jour dont l’éclat a inspiré son titre à l’un des plus beaux manuscrits illustrés, le Splendor Solis.
L’Alchimie est « art royal » parce que ces manuscrits illustrés ont produit ce qu’il y avait de plus beau dans l’art depuis le début du XVe siècle. Le Splendor Solis date de 1531-1532. Ce manuscrit en allemand, conservé à Berlin, est enluminé de 22 miniatures en pleine page, aux couleurs soutenues, ici reproduites au mieux.
Cet ouvrage célèbre est une encyclopédie de l’imaginaire, hanté par le mirage de l’or. Les procédures de l’Alchimie sont représentées : les fioles, le vas hermeticum… Et le soleil. Plus justement, les soleils : le Soleil noir que nous lisons comme celui de la mélancolie nervalienne. Le Soleil rouge, triomphant, éclatant à l’horizon. Qu’il conduise à l’accomplissement de la pierre philosophale ne nous concerne plus guère. Mais sa présence, sa face, ses rayons de jaune d’or dominent un paysage de jaune sombre. Ce livre s’impose à notre regard. Nous nous y attachons. Un opus magnum.
EXPOSITION CANALETTO À VENISE
Chateaubriand nous fait savoir qu’il verra à Venise ce que personne ne regarde, le cimetière. Ni le nom de Canaletto ni celui de Guardi n’apparaissent dans les Mémoires d’outre-tombe. Deux expositions, à Paris, donnent en même temps à voir Canaletto. Dans les salles du musée de la rue de Grenelle, derrière la fontaine des Quatre-Saisons, un choix remarquable de Canaletto, ne serait-ce que parce que ces œuvres, qui jalonnent la carrière du peintre Canaletto, appartenant à de grandes collections, n’ont jamais été montrées en France.
Les « vues » de Venise sont classiques. Mais toujours à découvrir. Sur les pas de Canaletto, c’est le titre d’un guide dans l’œuvre du peintre et d’un guide de Venise. Les œuvres de Canaletto sont situées dans leur histoire mais aussi jusqu’à la Venise dans laquelle le visiteur ou le touriste les voit grâce à l’art du védutiste (Alain Vircondelet, éd. Eyrolles). Les lieux d’élection de Canaletto et de Guardi sont les mêmes. Nous avons aimé Guardi pour la vibration de la touche, pour son non finito, comme nous aimions aussi la découverte des mains de Franz Hals : la mobilité même, la peinture en acte. Peut-être aujourd’hui sommes-nous plus ouverts à Canaletto, à sa stabilité, à ses bâtiments, d’« éternelle structure », comme disait un siècle plus tôt un poète français. Cependant le rendu des architectures doit beaucoup à la lumière, diurne ou nocturne.
La vue (veduta) est aussi inventive que le caprice (capriccio), une vue composée d’architectures prises à des lieux différents. L’imagination a sa part dans un art qui n’est pas celui de la reproduction photographique. Le caprice est donc une vue. La lumière, la perspective des bâtiments, l’eau nous saisissent de la même façon, composent ensemble la vraie Venise, insaisissable.
Chateaubriand, en 1833, dans Le Livre sur Venise, évoque le palais d’une amie, Mme Mocenigo. Dans son palais, des portraits. Et ceci : « Quelquefois une Vue de Venise dans son premier éclat, par Canaletto, fait pendant à une Vue de Venise défaillante par Bonington » (Pléiade II, p. 1 013). Les Anglais se reconnurent plus que les Français dans l’œuvre du Vénitien.
TITIEN
Les images sont très belles. Et variées. Le tableau entier, et souvent, des « détails » du tableau. Notre attention est mise en éveil. Nous allons au texte pour connaître les raisons qu’a l’auteur d’orienter ainsi notre regard. Augusto Gentili, historien de l’art non conformiste, ne craint pas l’hétérodoxie dans cette monographie qui se défend d’en être une.
La présentation du livre est théâtrale. Pour nous faire sortir des vues hâtives, et aller à la découverte de l’essentiel, souvent négligé ou mal interprété. Ainsi, en double page, cinq, six fois, en tête de chaque chapitre la Vénus d’Urbino ponctue le livre. Elle est à sa place aussi dans le parcours de la peinture de Titien. Mais absente du chapitre des Vénus et de ses avatars mythologiques, mais par son absence même présente ici. Elle est différente.
Qu’est-elle réellement ? L’auteur, d’un revers de main, expulse les interprétations de « l’iconologie traditionnelle ». Celle-ci fait du tableau célèbre des Offices une allégorie et une sublimation de l’amour. Parmi les interprétations, ironise Gentili, celle du féminisme américain « qui a célébré cette Vénus en tant qu’exemple d’auto-connaissance du corps et d’hygiène gynécologique ». À la place, cet avis simple : « Il suffit de la penser telle qu’elle est et telle qu’on la voit. » Cinq ou six fois donc en double page, détourée, la « Vénus » et son petit chien. Une ombre et une main cachent, désignent ce qui ne se représente pas. Des draps froissés, deux oreillers écrasés, au doigt l’anneau de la promise. Cette Vénus mondaine que nous regardons serait « un chef-d’œuvre d’érotisme fonctionnel et d’élégant travestissement ». Fonctionnel, pour amener la femme enfant à la réalité charnelle du mariage, avec élégance.
Gentili, en introduction, explique, non sans véhémence, sa méthode en histoire de l’art. Foin des monographies et des expositions fondées sur les querelles d’attribution et de chronologie. De vastes expositions coûteuses et vaines. Mieux vaudrait « de petites expositions d’étude et de projet qui réuniraient différentes compétences sur des parcours d’expérimentation pluridisciplinaires. »
L’iconologie a été renouvelée depuis trois quarts de siècle. Augusto Gentili se réclame de l’iconologie contextuelle. Le dernier chapitre de cet ouvrage monumental et séduisant a ce titre (au-dessous de la Vénus d’Urbino…) : « Conclure avec prudenza ». Ce jeu sur les mots désigne à la fois la sagesse et la sagacité (prudenza) nécessaires à l’historien, et l’Allégorie de la Prudence. Erwin Panofsky a révélé que cette allégorie était bâtie sur l’autoportrait de Titien. On trouvera ce texte dans son Titien, questions d’iconographie (Hazan, réédition, 2009), portant sur la couverture une reproduction de la Vénus d’Urbino. Daniel Arasse conclut ses études sur le sujet dans le tableau (Flammarion, 1997) par un chapitre sur la prudence de Titien. L’iconologie d’Arasse était attentive à l’écart que pouvait présenter une œuvre par rapport à la pratique artistique courante en son temps. Les trois visages de l’Allégorie, où se rencontrent trois âges de la vie et trois âges de l’art de Titien, jusqu’au non finito du vieil artiste, mobilisent notre regard, le projettent sur l’ensemble de l’œuvre. Et sur la Vénus d’Urbino.
HERCULANUM
Au début de cette année paraissait, aux éditions de l’Imprimerie nationale, un Pompéi, dont on a ici même vanté les mérites (QL n° 1 054). Voici Herculanum.
Des illustrations qui font du lecteur un visiteur privilégié. Des images qui étonnent par la somptuosité des sujets qu’elles font découvrir. Des images particulièrement précieuses dans un ouvrage orienté vers l’habitat dans cette cité florissante. On entre dans des immeubles collectifs. Mais le lecteur visite, admiratif et étonné, de magnifiques demeures. De grandes villas avec leurs piscines, des jardins intérieurs, la vue sur la mer, des sculptures, des fresques, du sol (marbre, mosaïques…) au plafond. La villa des Papyrus, explorée à partir de 1750, appartenait au beau-père de Jules César. Apparemment très riche, cet érudit possédait une bibliothèque exceptionnelle. On en a recueilli, échappés au désastre, 1 800 rouleaux de papyrus. Un raffinement extrême. Des sculptures aussi, transférées au Musée archéologique de Naples. De quoi éblouir. Ce fut le cas quand la villa des Papyrus inspira la villa Getty à Los Angeles. On doit notre plaisir autant aux responsables de la direction des fouilles à Pompéi qu’au photographe.
Georges Raillard
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