On va d'une date à l'autre, d'un artiste à l'autre, on ne cherche pas les manques dans le palmarès. Au nom de quoi, de quelle histoire de l'art ?
À la mort de Georges Limbour (1900-1970), Maurice Nadeau écrivait dans Les Lettres Nouvelles : « Il ne jouait ni au critique, ni à l'expert, il habitait les toiles dont il parlait, les rendait présentes, donnait en un langage éloigné des "professionnels" l'équivalent de leur plus ou moins grand pouvoir de suggestion. » Durant quelques-unes de ces années contemporaines de son activité de « spectateur », les « professionnels » jargonnaient à qui mieux mieux ; Limbour dit, écrit, bien, sa réaction sensible à une œuvre.
Les lecteurs des Lettres Nouvelles, où Nadeau fit venir Limbour dès le premier numéro, en 1959, prirent plaisir aux trente chroniques qu'il y donna. Je relève cette suite de quelques titres : « Ambiguïté du moderne », « Les quatre éléments », « Des convictions politiques et philosophiques de la couleur », « Célébration du sol », « Différentes manières de rêver au sol ».
Sa rêverie de spectateur, son activité d'écrivain, sont liées à sa vie. Normand, comme Queneau et Dubuffet, il est l'auteur du premier article sur le peintre, « Révélation d'un peintre : Jean Dubuffet » (1944). Suivront beaucoup d'autres textes sur Dubuffet. Masson aussi est privilégié, il fait partie du temps de la rue Blomet, lieu de rencontre de jeunes artistes et poètes « surréalistes ». Masson a pour voisin Miró. On regrette qu'à son sujet Limbour emploie les mots d'« enfantin » et d'« innocence » qui vont si mal à cet œuvre.
Les lieux et les gens marquent les époques. Ainsi, le personnage du marchand Kahnwiler projette son ombre dans plusieurs articles. L'ombre portée de ses peintres avec, à côté des grands de sa galerie, celle de Picasso, des préférences que nous déchiffrons difficilement : Lascaux, Suzanne Roger, G. L. Roux, Rouvre, Hadingue.
En 1959, dans Les Lettres Nouvelles, on avait pu lire sur Élie Lascaux : « un peintre charmant et riche en petites trouvailles fort plaisantes ». En 1968, l'unique collaboration de Limbour à La Quinzaine littéraire, sur Gaston-Louis Roux : « une peinture sur laquelle il n'y a pas à disserter, à divaguer, à extravaguer, de laquelle il n'y a pas tellement plus à dire en plus de ce que le regard rencontre ». On suit le regard de Georges Limbour.
L'ouvrage de Jean Clair, Chroniques d'art, 1968-1978, commence à la date où celui de Limbour s'achève. Sont rassemblées des chroniques publiées dans la Nouvelle Revue Française, dans L'Art vivant, revue créée par Aimé Maeght et dirigée jusqu'en 1975 par Jean Clair. Une revue vive et vivifiante, une revue d'avant-garde. Le titre du livre affiche le mot, mais éveille à son ambiguïté. L'avant-garde n'est pas inscrite dans l'absolu mais dans un temps donné.
Les artistes sont considérés et apparaissent dans l'optique propre à Jean Clair, dans le faisceau de ses références. Le texte d'alors et la préface écrite aujourd'hui bousculent la routine, les préjugés, le dogmatisme, voire l'inanité de l'art et de la réflexion sur l'art. Jean Clair pourfend en particulier la conception passéiste de l'histoire de l'art, celle de la linéarité des influences, celle qui ignore la révolution accomplie depuis des décennies dans l'Histoire. En face, il y a ce qu'il a lui-même, de façon heureuse, contribué à mettre en valeur, par ses livres ou les expositions mémorables qu'il organisait au Centre Pompidou ou au Grand Palais : les philosophes, Freud, les poètes, les sciences, l'architecture, la médecine, le cinéma sont imbriqués.
Parmi bien des ouvertures, notons ses flèches et ses réflexions sur le musée et sa signification : « Détachées de leur origine et de leur fonction, les œuvres de nos musées sont devenues nos idoles. » Mais la réflexion de Jean Clair va au-delà de cette formule.
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