Courbet montre ces deux visages (Bohême/ bohème). La Bohémienne et ses enfants : le dos affaissé, un paquet de tout leur bien, le regard fixé sur un chemin dont on ne voit pas le bout. La même année, 1854, c’est Bonjour M. Courbet. Le peintre est dans un négligé étudié, au moins aussi élégant que le bourgeois de cette Rencontre. Très droit, il a sur son dos son matériel.
Dans l’abrégé de l’histoire des bohémiens – gypsies (corruption d’« Égyptiens »), Tsiganes –, des peuples divers dont on se soucie moins de l’origine que de ce qu’ils sont ou passent pour être. Diderot se méfie d’eux, « cette engeance, ces vagabonds qui font profession de lire la bonne aventure ; dont le talent est de chanter, danser, et voler ».
Les arts divinatoires ont été mis à l’index par le concile de Trente dans la seconde moitié du XVIe siècle. Georges de La Tour, vers 1630, peint la diseuse de bonne aventure : un tableau rutilant, ambigu, la coupeuse de bourse et sa proie ont le même visage, le même regard, on dirait l’un pour l’autre. Et, en contraste, la trogne de la veille bohémienne, ridée, édentée, superbement vêtue. La gitane est ange et démon. La vie des bohémiens suscite l’inquiétude comme tout ce qui est autre. Mais peut faire entrapercevoir un sein nu, elle est une réserve de sensualité, fugitive. Près d’Arles, en 1888, Van Gogh peint les carrioles peinturlurées plus que les gens du voyage. Dans la suite de Callot, Baudelaire évoque les Bohémiens en voyage, « La tribu prophétique aux prunelles ardentes ».
Les bohémiennes séduisent par leur regard, miroir de ce qu’elles sont, indéchiffrable, comme leur langue, incompréhensible. Un Italien, Boccaccio Boccaccino l’Ancien, autour de 1500, peint La Petite Bohémienne qui est aux Offices : pureté du trait qui dessine l’ovale du visage, au regard d’une séduisante étrangeté. En 1840, on est touché par le regard inquiétant de la tireuse de cartes peinte par Théodore von Holst (1810-1844). Le Vœu.
Ma bohème (Fantaisie), « je m’en allais les poings dans mes poches crevées ». Ensuite, on scrute le regard de Rimbaud, dessiné par Ernest Delahaye, peint dans le Coin de table de Fantin-Latour, et, signé Jef Rosman, le portrait de Rimbaud blessé (1873). On lit au-dessus du lit sur un panneau le nom de Paul Verlaine. On trouvera dans cet ouvrage inépuisable, mais pas dans l’exposition, peint par Picasso en 1902, Le Poète Cornuty, le désespoir ou la déchéance, les yeux déjà ailleurs.
Le dernier moment de l’exposition et du livre est donné à la suite de lithographies en couleurs réalisées vers 1926-1927 par Otto Mueller : Les Tsiganes. Sur ce thème s’unissaient un sujet – la liberté, l’étrangeté, la sensualité – et un art d’avant-garde. Les bohémiennes sont basanées, voire noires, leurs seins n’ont pas le galbe académique, il arrive que, la pipe à la bouche, l’une d’elles fixe sur le regardeur des yeux provocants. La provocation de ces bohémiennes a été reçue par les nazis comme une atteinte inacceptable aux yeux d’une race idéale. En 1937, l’exposition de l’Art dégénéré ouvrait à Munich. Sur le document présentant la manifestation, on lit : « La nostalgie juive du désert s’exprime pleinement. » Et encore : « En Allemagne, le Nègre devient un idéal de race dans l’art dégénéré. »
Le mot « bohème » a-t-il un sens aujourd’hui ? Les « bohémiens » de Courbet sont aux portes de nos villes. Ceux qu’on appela ensuite Romanichels sont à présent des Roms, sans toit.
Brancusi, Roumain à Paris, a légué ses œuvres à l’État français à condition que son atelier de bric et de broc, impasse Ronsin, soit reconstitué au musée national d’Art moderne.
Les chemins issus de ces Bohêmes ont bifurqué. Ce qu’ils furent dans le temps et les lieux, cet ouvrage aux perspectives inédites le donne à voir.
Georges Raillard
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