Le dessin fut l’activité essentielle de Giacometti dans la dernière partie de sa vie. Mais déjà, comme l’a souligné Jacques Dupin : « tout l’art d’Alberto Giacometti, l’unité de son œuvre procèdent plus ou moins directement de son dessin, auquel sont soumises peintures et sculptures, sinon intégrées et confondues. Un dessin qui conjugue l’instant et la durée, la violence et la répétition, l’agression et l’attente infinie ».
Le titre que je donne à ces notes, je l’emprunte à Sartre commentant la première exposition de Giacometti à New York, en 1948 (texte repris dans Situation III). Il relevait dans « le visage antédiluvien de Giacometti la volonté de se situer au commencement du monde ».
Une visée qui rencontre plus d’un obstacle. Ce que ce sera, ce que Jacques Dupin désignera comme la réalité impossible. Sartre note comment Giacometti borne son champ d’expérience : « Pendant des semaines entières, il s’est fasciné sur les pieds d’une chaise ». Pendant des années Giacometti dessine, peint, sculpte quelques « modèles » : Diego, son frère, Annette, sa femme, et, un temps, Sartre, ou Genet. Et aussi les lieux habituels (l’atelier, la maison de Stampa), les objets familiers.
Un objet familier : la suspension de Stampa. Stampa où vit la mère d’Alberto, où il revient chaque année, où Annette, sa femme, l’accompagne. À l’exposition, plusieurs dessins nous font suivre l’entreprise de l’emprise sur la réalité de la suspension. En 1955, la salle, la table, où une femme coud : les traits du visage à peine identifiables à un portrait. Ou bien la même personne, prise dans l’espace de traits verticaux, horizontaux, obliques où elle s’inscrit. À droite des courbes. Courbes de la pelote devant Annette cousant (c’est le titre du dessin), courbes de la suspension (à l’exposition le dessin et un détail).
En 1952 déjà, Annette et la suspension. Les traits du visage sont accentués. Et la suspension s’impose par un traitement plus appuyé du trait. En 1957, la suspension occupe les trois quarts de la feuille. La mère, en bas, apparaît dans le titre La Mère de dos sous la suspension. Entre l’arrière de la tête et le bas de la suspension, entre l’objet familier et la personne aimée, un dialogue, un rapport, soulignés ou à peine marqués par une diagonale unissant l’une à l’autre les sphères de traits. En face d’une suspension il dit : « C’est une suspension, c’est Elle. » Et rien de plus.
C’est Genet qui l’écrit dans L’Atelier d’Alberto Giacometti. Ce dessin a été fait au verso d’un dessin de 1953 que l’on intitule Montagne à Maloja et lac de Sils : cette montagne rappelle les approches de Sainte-Victoire par Cézanne. Les paysages, les pommes : Giacometti tourne autour de Cézanne. Yves Bonnefoy a suivi le cheminement de Giacometti avec Cézanne, à l’écart de Cézanne, Cézanne « qu’Alberto ne cessa jamais d’admirer, passionnément, depuis d’anciennes conversations dans l’atelier de son père (1) ».
En 1940, Giacometti dessine une chaise. Elle est nommée : La Chaise (sa reproduction se retrouve dans le livre de Bonnefoy). Une chaise, avec, derrière, une autre chaise, ou bien, la réplique, l’ombre, le passé ou le devenir de la chaise accomplie sur le devant de la scène ?
En 1955, Atelier avec chaise. Une autre, issue de multiples traits, qui ne la fixent pas. Au sol de l’atelier, partie des pieds de la chaise, se montre l’esquisse d’un autre siège.
Des pieds d’une chaise Sartre dit « ils ne touchaient pas le sol. Entre les choses, entre les hommes, les ponts sont rompus ; le vide se glisse partout, chaque créature se crée son propre vide. Giacometti est devenu sculpteur parce qu’il a l’obsession du vide ». Le vide, c’est aussi l’obsession de Sartre dans sa lecture de Giacometti. Si, néanmoins, dans ce vide il y a des objets, ce sont des objets qui se touchent. De même aussi pour Genet rencontrant une serviette posée sur une chaise : « la serviette était seule, tellement seule que j’avais l’impression de pouvoir enlever la chaise sans que la serviette change de place » (L’Atelier d’Alberto Giacometti).
Le dessin de Giacometti : une appoche de la réalité impossible
Les visages, la suspension, la chaise n’apparaissent (de façon fugitive et répétée) que dans leur approche par le dessin. Il rend visibles les objets familiers. Ils n’apparaissent que dans une nuit. Genet écrit dans les pages d’Un captif amoureux prises dans ses Souvenirs de Palestine : « C’est vers minuit que Giacometti peignait le mieux. Pendant le jour il avait regardé avec une intense fixité (…). Chaque jour Alberto regardait pour la dernière fois, il enregistrait la dernière image du monde. » Encore dans le Captif, Cézanne prend place parmi les images de Palestine. Et aux premières lignes de ce récit, la question est posée, qui passe de l’écriture de la réalité à la réalité de l’écriture. Devant « la page qui fut d’abord blanche, qui est maintenant parcourue du haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamation, et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible ».
L’effort répété de Giacometti pour s’approprier par son écriture la réalité impossible est sans fin, de même qu’est sans fin ce qu’écrivent les analystes et les poètes sur toute l’œuvre de Giacometti. Cette question n’est pas étrangère au regard des artistes d’aujourd’hui. Tel peintre compose une chaise parcourue de haut en bas comme une partition de signes, de virgules. Une chaise que l’artiste commente ainsi : « il m’a fallu tant d’années pour voir la chaise dans mon atelier ». Cette chaise, il la nomme La Chaise du purgatoire (2).
Jacques Dupin, analysant ce qu’était pour Giacometti la ressemblance, écrivait en 1962 : « Cette distance, ce vide qui font de Diego un étranger, de la chaise un objet incompréhensible, incertain, dangereux ».
Peu avant sa mort, Giacometti notait encore, en 1965 : « L’écart entre toute œuvre d’art et la réalité immédiate de n’importe quoi est devenu trop grand et, en fait, il n’y a plus que la réalité qui m’intéresse et je sais que je pourrais passer le restant de ma vie à copier une chaise. »
- L’ouvrage monumental d’Yves Bonnefoy Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre, publié en 1991 chez Flammarion, vient d’être repris dans la nouvelle présentation de la collection « Les grandes monographies » : même texte, mêmes illustrations, mais format et prix (35 €) plus modestes.
- Sous ce titre, La Chaise du purgatoire, est présenté à la Galerie 54, 54 rue de Paradis, un ensemble de peintures de Boris Bucan, artiste de Zagreb. Cette exposition s’inscrit parmi les manifestations artistiques liées à l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne : au musée de Cluny, la Croatie médiévale ; au Louvre, pour trois mois, la rencontre avec l’Apoxyomène de Croatie – un homme tout en muscle, une saisissante sculpture en bronze du iie siècle av. J.-C. découverte par hasard dans l’Adriatique, à 45 mètres de fond par un plongeur amateur en 1996.
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