Étienne Klein explique que, lorsqu’on parle du Temps, on use de formules qui datent de Ptolémée. On dit, par exemple, « le temps passe » ou « gagner du temps », expressions grossièrement fausses. Non seulement la langue, qui se réforme lentement, manque totalement de flexibilité face à la science et à ses bonds révolutionnaires, mais il est probable qu’elle ne conduise qu’à des impasses, ne pouvant camper que sur les catégories fondamentales de notre entendement. Nous sommes ainsi enfermés dans le signifiant « origine » parce que nous ne savons réfléchir qu’en termes de causalité, de début et de fin. Nous ne savons pas penser le néant autrement qu’en lui donnant un nom, sinon ce ne serait pas le néant. Or, rien ne dit que l’univers soit à notre mesure. On commence plutôt à penser le contraire.
Toutefois, considérons, comme l’épistémologue hétérodoxe Paul Feyerabend, que « tout fonctionne » pour penser le monde et avancer. Il y a la poésie et la prose, en plus des équations. Certaines littératures ont, consciemment ou non, tiré les leçons des révolutions de la science. Notamment la littérature borgésienne, qui manifeste les doutes planant sur la nature des phénomènes spatiaux et temporels. L’existence d’univers multiples, hypothèse soulevée par les scientifiques, revêt chez Borges la forme poétique d’un « jardin aux sentiers qui bifurquent ». Les intuitions littéraires sont-elles aussi pertinentes que les équations ? Rejoignent-elles leurs conclusions ? « Ce ne sont pas des fictions que j’écris », a dit en substance Philip K. Dick dans une conférence rapportée par Emmanuel Carrère, « ces choses-là existent ». La littérature a fait du soupçon qui pèse sur la séparation entre le réel et l’irréel, le passé et le présent, sa substance même. Un écrivain considérable a conclu une somme par un volume intitulé Le Temps retrouvé…
Héctor Abad, le Colombien, est un borgésien assumé, comme il le rappelle dans ses récits autobiographiques publiés sous le titre Trahisons de la mémoire. Les auteurs travaillent « le temps psychologique ». Cette expression irrite certes un Étienne Klein, pour qui il n’y a qu’un seul temps, vécu de manière différente selon le point de vue. La relativité du temps ne signifie pas que le temps soit relatif à sa perspective, c’est bien une propriété du temps, du seul temps, phénomène physique. Les événements s’écoulent « dans le temps », conviction scientifique que Bergson regrettait, car elle nous prive, en transformant le temps en un second espace, de la magie de l’instant sans cesse recréé.
Il y a bien un rapport humain au temps. Que ce rapport puisse ou non nous informer sur le temps lui-même, nous ne le savons pas. Peut-être, d’ailleurs, le temps est-il une dimension purement humaine ? Une illusion de la conscience. Peut-être y a-t-il seulement de l’Être, ce que prétendent les savants « présentistes » ? La littérature, par l’exploitation de la mémoire, et de la fiction, se promène dans ces méandres joliment brumeux. Dans Trahisons de la mémoire, Abad évoque des souvenirs de sa vie où ces incertitudes jouent un rôle essentiel, tout en démontrant qu’elles sont aussi le sel de la vie, une revanche sur la condition humaine, dont les failles infernales sont comme renversées. Nous vivons avec des souvenirs, des fantômes. C’est un poids, mais aussi l’occasion d’appréhender le présent et le futur autrement.
L’ouvrage d’Héctor Abad offre une grande place à une véritable enquête policière qui concerne Borges, justement. Elle commence avec un souvenir déchirant, sans sombrer dans une sorte d’obsession bibliophile qui m’aurait personnellement ennuyé. Héctor Abad a vu son père assassiné par les sicaires de la dictature colombienne. Il a recueilli un poème anonyme dans sa poche, un poème sur le temps, qui comporte ce vers borgésien : « nous voilà devenus l’oubli que nous serons ».
Il va très longuement enquêter sur ce poème, pour trouver comment il est arrivé là, et quel est son véritable auteur. Chemin faisant, c’est sa propre vie qu’Héctor Abad, pourtant à la recherche du passé, va construire, à travers les correspondances et les rencontres. Une manière de poétiser sa vie même. Comme si le passé, quand on sait l’utiliser, fécondait l’avenir. Héctor Abad trouvera le fin mot de l’histoire. Sur la route, il constatera toute la fragilité de la vérité. Elle existe, indubitablement, puisque ces vers ont bien été écrits. Il y a de la vérité puisqu’il y a de l’Être. Mais cette vérité est-elle appréhendable d’un seul regard ? Ce sont parfois des mensonges qui conduisent à la vérité, comme des indices. La différence entre la vérité et le mensonge est difficilement discernable, puisque les souvenirs se recomposent sans cesse et sont relatifs. Une rencontre qui a terriblement compté pour l’un est un souvenir enfoui ou refoulé pour l’autre, qui vient lui demander de la lui narrer. « Je suis de plus en plus convaincu qu’une mémoire est seulement fiable quand elle est imparfaite », dit l’auteur. Trop solide, la mémoire semble comme colmatée. Le mensonge « a toujours des contours trop nets ».
On ne saurait se départir d’une nostalgie, toute sud-américaine, qui exsude de la musique du continent, puisque ce travail sur la mémoire ne peut que rappeler, malgré les bonnes surprises, les coïncidences heureuses que nous rencontrons et qui conduisent à douter du hasard. Il nous confronte à la vie qui s’écoule ; à la différence, de vérité et d’intensité, entre le réel et son souvenir. « Si la vie est l’original, le souvenir est une copie de l’original et son écriture une copie du souvenir. »
En enquêtant, l’auteur trouve des vérités. Cela le rassure sur l’intégrité de ses souvenirs. Car, à trop évoluer entre les sillons de la réalité et de la fiction, du présent et de l’évocation du passé, la question se pose du rapport à la folie. Question posée à tout amoureux de la littérature : « j’ai toujours pensé que la passion littéraire […] a une étroite parenté avec la schizophrénie ».
Les souvenirs de réfugié politique en Italie d’Héctor Abad permettent d’aller encore plus loin, dans la mesure où le réfugié subit des secousses violentes qui mettent en question son identité, sa continuité. Ici aussi, la vérité dépend du point de vue. Ces souvenirs vont à contre-courant de l’idée couramment véhiculée sur l’exil. Alors que le réfugié, ici, veut oublier, on l’aide à se rappeler et à plaider sa cause. Il est appelé à ériger en statut ce passé qui le meurtrit. De ces tiraillements entre le passé, le devoir de mémoire, l’attente de la société envers les martyrs de la liberté, peut d’ailleurs surgir l’imposture, comme le rappelle magnifiquement ce récit sublime de Javier Cercas : L’Imposteur. Abad est obligé, aussi, de mentir aux Italiens qui l’accueillent, jusqu’à transformer son identité et son accent, pour « faire espagnol » et non colombien, afin d’obtenir un poste de professeur. Ces passages m’ont ému : étant d’une famille de réfugiés, j’ai pu constater la nécessité de recomposer le passé pour avancer. Par exemple, la francisation des prénoms, les jeux d’état-civil à l’arrivée pour se jouer des bureaucraties ou tourner des pages.
Or, le plus aisé est de finir par croire aux fictions qu’on a édifiées par pur pragmatisme. C’est alors que l’adaptation à l’Histoire suppose une douce folie consentie. Douces démences sous contrôle, faiblesses et onguent de notre condition d’êtres métaphysiques et jetés dans le chaos du monde.
Jérôme Bonnemaison
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