Lichtenberg (1742-1799) est fameux pour l’une des réflexions consignées dans ses carnets : « Nous ne connaissons que l’existence de nos propres représentations, sensations et pensées. Cela pense, devrait-on dire, comme on dit : il se produit un éclair. Dès qu’on traduit cogito par Je pense, on en dit déjà trop. Supposer le Je est une nécessité pratique. » Lichtenberg disait en fait à peu près la même chose que Hume : il n’y a pas d’entité substantielle et continue, le moi, qui se tiendrait derrière nos sensations et pensées, et qui serait le référent du mot Je. Lichtenberg vise explicitement Descartes, qui substantialise le moi et en fait une chose spéciale, qui serait propre à la fonction de penser.
On peut en tirer des conclusions dramatiques, comme l’ont fait Nietzsche, Freud et leurs successeurs, et comprendre le « ça pense » de Lichtenberg comme l’affirmation d’une puissance obscure qui pense à notre place et nous dépossède des propriétés que nous attribuons ordinairement à la conscience et au moi, et on peut, comme l’a fait toute la philosophie contemporaine, agiter le spectre d’une gigantomachie qui opposerait les « pensées du sujet » aux « pensées du soupçon ». Mais on peut aussi, comme le fait Wittgenstein, se contenter d’une modeste analyse linguistique, consistant à décrire les usages variés que nous faisons de Je. On notera, en particulier, le fait que, pour certains verbes psychologiques, tels que croire, penser, percevoir, il y a une asymétrie entre leur usage à la première personne et leur usage à la troisième personne, qui tient au fait que, pour le premier usage, on ne peut pas se tromper sur le fait que l’on a la propriété en question de croire, penser, ou percevoir, alors que dans le second usage on le peut.
Cette asymétrie n’existe pas pour des verbes décrivant des activités physiques, telles que marcher : le contraste entre je marche et il marche n’est pas aussi grand. On notera aussi qu’il y a une grande différence entre exprimer un état mental (je crois que p) et le décrire (il croit que p, il a la croyance que p). Cette différence est celle qui sous-tend ce que Wittgenstein appelait le « paradoxe de Moore » : il y a quelque chose de bizarre à dire : « Il pleut, mais je crois qu’il ne pleut pas ». On se demandera si ces propriétés peuvent se transférer à des verbes décrivant des actions en général. Aristote et les médiévaux ne faisaient pas autre chose que décrire cette « grammaire » logique de nos expressions d’action et de pensée. Mais ils ne donnaient aucun privilège spécial au Je pense. C’est Descartes qui a élevé ce terme au rang d’un concept privilégié, en isolant une propriété de toutes nos pensées supposée extraordinaire : elles sont accompagnées de conscience, à laquelle nous aurions un accès privilégié, transparent, et sur laquelle nous exercerions une autorité spéciale. Mais une fois que l’on cesse d’accorder au cogito ce statut exclusif, Je ne devient plus, comme le dit Lichtenberg, qu’une « nécessité pratique », une fonction dans notre discours et nos concepts. Il ne disparaît pas, mais est remis à sa place.
Pour l’essentiel, la philosophie du moi proposée par Vincent Descombes dans ses travaux depuis une dizaine d’années, dont son recueil d’articles Le Parler de soi constitue un bon vade-mecum (1), consiste à défendre, contre aussi bien les boursouflures de la philosophie de la conscience et de la subjectivité que les ardeurs guerrières des négationnistes qui proclament, tel l’Insensé au sujet de Dieu, qu’il n’y a pas de sujet mais juste des processus sociaux, psychologiques, du « ça pense » et du « ça désire », une position déflationniste visant à dégonfler la baudruche du Moi. Selon la conception « grammaticale » du moi défendue par Descombes à la suite de Wittgenstein, les deux positions métaphysiques antagonistes, celle qui nie l’existence du moi et celle qui l’affirme comme une entité substantielle, sont toutes deux fausses. Est fausse également l’alternative entre l’idée que la connaissance de soi pourrait être obtenue par l’effet d’une sorte de perception interne du moi, et l’idée qu’elle serait, comme l’ont soutenu notamment les béhavioristes, inférée à partir de propriétés de nos actions corporelles et de propriétés externes.
Je n’a qu’une fonction grammaticale, au sens que donnait Wittgenstein à ce terme : il y a une relation interne, de nature conceptuelle, entre l’autorité spéciale du sujet qui se connaît lui-même et l’état mental – sensation, pensée, action – dans lequel il se trouve et dont seul lui-même peut être le détenteur. Dire que le moi est grammatical, c’est dire qu’il n’est pas un fait. Cette position n’est pas incompatible avec celle du contemporain de Lichtenberg, Kant, qui voyait dans le Je pense une fonction seulement logique de la pensée, et elle a certaines relations, que Descombes explore dans son livre quand il discute le raisonnement pratique, avec la conception de Ricœur selon laquelle le moi est essentiellement lié à la fonction narrative. Mais elle est tout sauf basée sur la phénoménologie. On a pourtant assisté, au sein de la philosophie de l’esprit contemporaine, inspirée par les travaux des sciences cognitives, à un retour de la conception du moi comme continuité corporelle éprouvée dans l’effort, qu’on trouvait jadis chez Maine de Biran et qui n’est qu’une version de la conception selon laquelle nous percevrions de manière interne cet obscur objet de la pensée.
On peut parier que Descombes n’aurait pas plus de sympathie pour ces conceptions qu’il n’en a pour les fantômes de Descartes, que, vaillant ghostbuster, il entend débusquer. Mais on serait pourtant en droit de poser au « grammairien » de la pensée la question : si nous sommes victimes de « mythologies » (celle de l’intériorité, du mental, du moi ou celle de l’intention comme événement distinct de l’action), est-ce que toutes les conceptions qui font appel à des notions mentalistes ou psychologiques sont vouées à être des non-sens grammaticaux ? Pour ma part, je ne vois pas en quoi la philosophie devrait, du fait qu’on congédie la notion de moi, cesser de recourir à la psychologie.
C’est à l’analyse de cette complexe histoire de la disparition du moi depuis Hume, Kant et Lichtenberg, et de ses prolongements chez Mach, Musil et Wittgenstein, qu’est consacré le livre savant de Rolf Wintermeyer. Mais, bien qu’il soit très riche, il est souvent fort profus et obscur. On lui préférera la relecture du grand livre de Jacques Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité (Minuit, 1976), qui commentait déjà tous ces thèmes ; et surtout celle de Lichtenberg lui-même, dans la superbe traduction qu’en donne Jean François Billeter. Ce grand sinologue et germaniste nous donne un accès aux pensées du maître de Göttingen qui diffère assez des traductions dont on disposait en français (celles de Marthe Robert et de Charles Le Blanc), qui font de Lichtenberg essentiellement un auteur d’aphorismes piquants, au détriment des passages plus longs où il développe sa pensée : celle d’un savant et d’un naturaliste, d’un scientifique qui comprenait et défendait les Lumières. « C’est vrai, je ne puis fabriquer moi-même mes chaussures, mais ma philosophie, Messieurs, je ne me la laisse pas prescrire. Mes chaussures, je veux bien me les faire faire, je ne puis m’en charger moi-même. » Voilà bien une remarque « grammaticale », mais qui devrait être aussi la devise de tout Aufklärer.
- Voir aussi : Le Complément de sujet, Gallimard, 2004 ; Dernières nouvelles du moi (avec Charles Larmore), Puf, 2009 ; Les Embarras de l’identité, Gallimard, 2013 ; Exercices d’humanité (avec Philippe de Lara), Les petits Platons, 2014.
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