Cet Obstaculaire constitue d’abord la réédition revue et corrigée des trois parties du recueil paru sous le même titre en 2004 à l’Atelier La Feugraie ; s’y ajoutent une section d’Éléplégie publié en 2007 (Atelier La Feugraie également), ainsi qu’une partie totalement inédite. En fin d’ouvrage, Cédric Demangeot justifie les modifications qu’il a apportées à l’occasion de la réédition de poèmes anciens : « Un poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en devenir, en quelque sorte une créature qui – en tant que telle – a le droit de revenir sur soi, de s’amender, voire de se métamorphoser. Tant que son auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider. » Simplifications, renforcement de chaînes sonores par remplacements ou ajouts, c’est un nouveau livre qui paraît.
On entre dans le livre par la silhouette tremblée d’un dessin d’Ena Lindenbaur. Qu’est-ce qui tient ici ? Tout n’est-il pas déjà effondré ? Il s’en faudrait de peu que la langue ne soit reliée à la vie que par la ligne de ces corps qui font entendre des cris ou des bribes de vers étranglés, mort-nés. Nous devrons nous accommoder d’une syntaxe éboulée ou éruptive. « On s’en mord les dents », la phrase simple refuse l’équilibre lorsque d’autres propositions, échouées ou brisées, avouent le vaincu au cœur de vivre, « [p]arce que l’asticot de cela ».
Rien ne tient « jusqu’au petit matin petit ». On croit comprendre une épithète, elle se répète, elle se réduit. Tout est concentré et abrupt, existant et condamné. La langue, porteuse d’entailles, résiste à sa façon. Le présent n’opère plus et cède à l’infinitif proverbial d’une succession avortée : « Comment dormir pareil silence. »
Entre vivre, tenter, aboutir, la langue se retourne et se tord. Il faut tenter pour se résoudre. À décroître :
Avec
le nombre d’or en bouche.
Avec
l’ovale parfait du mort
le chiffre de l’injure
le triangle de haine.
Ce renchérissement vise l’amenuisement. Toute la langue en est frappée : « La caisse crie. / Je la dégonde encore. / Elle ne crie plus la caisse. » Pourtant, l’issue n’est pas trouvée ; entre deux formes de phrases, affirmative et négative, on ne choisit pas. Aucune n’est fiable. Coincé dans « [c]e collet », on n’échappe ni ne réchappe : « je me balbutie / comme un par un ». La pronominalisation du verbe le prive de valeur performative. C’est invalidé que le processus d’énonciation tente une réparation, « le pilier du pire entre les dents ». Ce qui entrave s’inscrit dans les vers coupés au couteau et dans la syntaxe ligaturée ou amputée :
Un ciel sera toujours
cela qu’on déracine
Dans la deuxième partie, « Les haltes de l’idiot », nous rencontrons un personnage proche de Ravachol et Caïn, « héros » de livres précédents[1] : un « idiot » façon Artaud : « Il est mimi le momorceau d’homme / à sa papa maman dans le baquet ». Mais « l’enfer c’est l’enfance », et c’est la vie. Contre l’insupportable, la violence ne peut que « dynamit[er] » l’intérieur de la tête.
Comme on se doit de rudoyer police
et de tactilement l’injurier
jusque dans ses valets
donc il tire à vue
donc on l’interroge
et l’interrogatoire ne donne rien
le coupe-gorge non plus
Contre la violence de la vie, de la société et de ce temps, le poème est une révolte qui jamais ne cède : « Lors, dit-il, j’obs- / tacule untel – infirme le / petit chose – évacue l’excédent. » Dans le néologisme du titre, on trouve l’ossuaire de nos propres os comme un obstacle qui s’élève contre nous-mêmes, et que le poème dresse contre l’inéluctable : « le dur métier de mettre à sac / un ossuaire avec des bras / qui s’entrechoquent en silence. »
Dans « Un colloque de débris », le poète « éboulologue » donne des mots de sinistre actualité :
l’instant d’après la guerre
on entend dans la poussière
autre chose que le silence des morts
[…]
la voix des restes
s’élève par millions
plus nombreuse que le nombre
des morts
[…]
et commence le colloque
inextinguible des débris
le monde n’est plus
composé de trucs entiers
mais de bouts de trucs
[…]
la cacophonie de ce temps
[…]
peut-être est-ce la musique de l’
engloutissement du monde
Dans les poèmes-missives de la dernière partie, « Ferraille », le poète de la solitude ontologique revendique le compagnonnage des poètes et des artistesà la « tête blessée / d’impossible », dont beaucoup ont participé à la revue Moriturus et aux éditions Fissile que Cédric Demangeot a fondées et dirigées. Si le combat est solitaire dans le moment de la création, les poètes ne le livrent pas seuls dans « l’éboulis du recommencement ». Le cap beckettien est clairement désigné : « on aura toujours besoin du pire / et des gestes pour mal dire ».
Le véritable amant du monde […].
Horde à soi seul il doit
mettre le sens à sac
de l’intérieur – et retourner le sac.
L’auteur disparu ne modifiera plus ses poèmes, mais ils continuent leur parcours heurté et leur lutte contre un « Rien » étouffant.
[Extrait]
Il mâche et ne mâche pas ses pierres avant de les parler.
Il dit mangez-moi. Dit buvez-moi. Dit le vrai corps
est cannibale. Parlant il rit – riant il saigne. Il dit
la combustion n’appartient pas. Non plus ce que le feu
tord. D’œuvre non. D’impatience oui. Dit
les absents sont dans le vrai.
« Les Haltes de l’idiot »
[1] Cédric Demangeot, Ravachol, Barre parallèle, 2007, et « Litanies de Caïn », dans Sale temps, Atelier La Feugraie, 2011.
Isabelle Lévesque
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