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Dans les éboulis

Un an après la disparition de Cédric Demangeot (1974-2021), L’Atelier contemporain propose un recueil revu et modifié, augmenté d’une partie inédite.
Un an après la disparition de Cédric Demangeot (1974-2021), L’Atelier contemporain propose un recueil revu et modifié, augmenté d’une partie inédite.

Cet Obstaculaire constitue d’abord la réédition revue et corrigée des trois parties du recueil paru sous le même titre en 2004 à l’Atelier La Feugraie ; s’y ajoutent une section d’Éléplégie publié en 2007 (Atelier La Feugraie également), ainsi qu’une partie totalement inédite. En fin d’ouvrage, Cédric Demangeot justifie les modifications qu’il a apportées à l’occasion de la réédition de poèmes anciens : « Un poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en devenir, en quelque sorte une créature qui – en tant que telle – a le droit de revenir sur soi, de s’amender, voire de se métamorphoser. Tant que son auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider. » Simplifications, renforcement de chaînes sonores par remplacements ou ajouts, c’est un nouveau livre qui paraît.

On entre dans le livre par la silhouette tremblée d’un dessin d’Ena Lindenbaur. Qu’est-ce qui tient ici ? Tout n’est-il pas déjà effondré ? Il s’en faudrait de peu que la langue ne soit reliée à la vie que par la ligne de ces corps qui font entendre des cris ou des bribes de vers étranglés, mort-nés. Nous devrons nous accommoder d’une syntaxe éboulée ou éruptive. « On s’en mord les dents », la phrase simple refuse l’équilibre lorsque d’autres propositions, échouées ou brisées, avouent le vaincu au cœur de vivre, « [p]arce que l’asticot de cela ».

Rien ne tient « jusqu’au petit matin petit ». On croit comprendre une épithète, elle se répète, elle se réduit. Tout est concentré et abrupt, existant et condamné. La langue, porteuse d’entailles, résiste à sa façon. Le présent n’opère plus et cède à l’infinitif proverbial d’une succession avortée : « Comment dormir pareil silence. »

Entre vivre, tenter, aboutir, la langue se retourne et se tord. Il faut tenter pour se résoudre. À décroître : 

Avec
le nombre d’or en bouche. 

Avec
l’ovale parfait du mort 

le chiffre de l’injure 

le triangle de haine.

Ce renchérissement vise l’amenuisement. Toute la langue en est frappée : « La caisse crie. / Je la dégonde encore. / Elle ne crie plus la caisse. » Pourtant, l’issue n’est pas trouvée ; entre deux formes de phrases, affirmative et négative, on ne choisit pas. Aucune n’est fiable. Coincé dans « [c]e collet », on n’échappe ni ne réchappe : « je me balbutie / comme un par un ». La pronominalisation du verbe le prive de valeur performative. C’est invalidé que le processus d’énonciation tente une réparation, « le pilier du pire entre les dents ». Ce qui entrave s’inscrit dans les vers coupés au couteau et dans la syntaxe ligaturée ou amputée : 

Un ciel sera toujours
cela qu’on déracine 

Dans la deuxième partie, « Les haltes de l’idiot », nous rencontrons un personnage proche de Ravachol et Caïn, « héros » de livres précédents[1] : un « idiot » façon Artaud : « Il est mimi le momorceau d’homme / à sa papa maman dans le baquet ». Mais « l’enfer c’est l’enfance », et c’est la vie. Contre l’insupportable, la violence ne peut que « dynamit[er] » l’intérieur de la tête. 

Comme on se doit de rudoyer police
et de tactilement l’injurier
jusque dans ses valets
donc il tire à vue
donc on l’interroge
et l’interrogatoire ne donne rien
le coupe-gorge non plus 

Contre la violence de la vie, de la société et de ce temps, le poème est une révolte qui jamais ne cède : « Lors, dit-il, j’obs- / tacule untel – infirme le / petit chose – évacue l’excédent. » Dans le néologisme du titre, on trouve l’ossuaire de nos propres os comme un obstacle qui s’élève contre nous-mêmes, et que le poème dresse contre l’inéluctable : « le dur métier de mettre à sac / un ossuaire avec des bras / qui s’entrechoquent en silence. »

Dans « Un colloque de débris », le poète « éboulologue » donne des mots de sinistre actualité : 

l’instant d’après la guerre 

on entend dans la poussière
autre chose que le silence des morts
[…]
la voix des restes
s’élève par millions 

plus nombreuse que le nombre
des morts
[…]
et commence le colloque
inextinguible des débris 

le monde n’est plus
composé de trucs entiers
mais de bouts de trucs
[…]
la cacophonie de ce temps
[…]
peut-être est-ce la musique de l’
engloutissement du monde 

Dans les poèmes-missives de la dernière partie, « Ferraille », le poète de la solitude ontologique revendique le compagnonnage des poètes et des artistesà la « tête blessée / d’impossible », dont beaucoup ont participé à la revue Moriturus et aux éditions Fissile que Cédric Demangeot a fondées et dirigées. Si le combat est solitaire dans le moment de la création, les poètes ne le livrent pas seuls dans « l’éboulis du recommencement ». Le cap beckettien est clairement désigné : « on aura toujours besoin du pire / et des gestes pour mal dire ». 

Le véritable amant du monde […].
Horde à soi seul il doit
mettre le sens à sac
de l’intérieur – et retourner le sac. 

L’auteur disparu ne modifiera plus ses poèmes, mais ils continuent leur parcours heurté et leur lutte contre un « Rien » étouffant. 

[Extrait] 

Il mâche et ne mâche pas ses pierres avant de les parler.
Il dit mangez-moi. Dit buvez-moi. Dit le vrai corps
est cannibale. Parlant il rit – riant il saigne. Il dit
la combustion n’appartient pas. Non plus ce que le feu
tord. D’œuvre non. D’impatience oui. Dit
les absents sont dans le vrai. 

« Les Haltes de l’idiot »

[1] Cédric Demangeot, Ravachol, Barre parallèle, 2007, et « Litanies de Caïn », dans Sale temps, Atelier La Feugraie, 2011.

Isabelle Lévesque

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