Patricia De Pas : Michel Juffé, vous êtes philosophe, écrivain et aujourd’hui éditeur. Pourquoi avez-vous créé L’Élan des mots ?
Michel Juffé : J’ai toujours aimé les livres, y compris dans leur aspect matériel, car j’aime presque autant les toucher que les lire. En étant éditeur, j’entre dans le circuit de la fabrication : choix du papier, du format, du graphisme, d’une mise en page, d’une couverture, des caractères, etc. Je vois naître le livre. Par ailleurs, je m’étais dit, depuis une dizaine d’années, que cela devait être stimulant, voire enivrant de décider de faire naître ou renaître un auteur, en le publiant. Enfin, j’ai nourri une certaine frustration à voir que mes propres livres ont été le plus souvent publiés sans discussion avec l’éditeur, comme si je lui fournissais une matière première qu’il transformait en produit fini.
Plus un grain de folie, qui m’a poussé à me lancer dans ce qui n’est pas mon métier. En deux ans, j’ai découvert qu’il ne suffit pas de fabriquer un livre, mais qu’il faut aussi le distribuer et le diffuser (travail qui relève de l’auteur, de l’éditeur et du diffuseur – relations fort complexes). Et aussi que le circuit de la mise en vente est un parcours hérissé d’embûches. De plus, j’ai commencé à publier avec le début de la Covid-19, et la perturbation des circuits de distribution m’a compliqué la tâche.
P.D.P. : Avez-vous une ligne éditoriale ?
M.J. : Je m’en suis donné une au départ : uniquement des « essais », des bons auteurs oubliés ou négligés, des ouvrages au carrefour de plusieurs disciplines (par exemple, philosophie et psychanalyse, ou écologie et anthropologie), et des textes écrits dans une langue fluide et simple. Je me suis rendu compte après coup que mon penchant pour le judaïsme a joué son rôle, puisque sur cinq ouvrages publiés jusqu’à présent, trois sont directement liés au monde juif et un autre met en scène deux auteurs réputés antisémites (Nietzsche et Heidegger). En fait, je suis éclectique : si un livre me plaît et que je parviens à dialoguer avec l’auteur, nous arriverons à une publication. Récemment, j’ai reçu un manuscrit sur un très beau thème (la défense d’un peuple décimé), mais l’auteur n’acceptait aucune remarque.
P.D.P. : Comment envisagez-vous la relation avec les auteurs ?
M.J. : Étant moi-même un auteur qui a toujours été – à une exception près – traité comme fournisseur de pages écrites, je passe des centaines d’heures avec l’auteur, et nous discutons de tout : textes et notes, chapitres, mise en avant de tel thème, cohérence d’ensemble, et jusqu’au choix des mots et des expressions (plus l’auteur est à l’aise dans l’écriture plus il accepte les remarques). Cette proximité entraîne une conséquence inévitable : je ne pourrai jamais publier plus de trois ou quatre titres par an (excepté des textes anciens réédités, y compris en traduction). Autre conséquence : l’auteur devient sinon un ami du moins un familier, qui contribue, à sa façon, à l’existence de la maison d’édition.
P.D.P. : Qu’avez-vous publié jusqu’ici et quels sont vos projets ?
M.J. : Je voulais d’abord publier un inédit de Freud : la première version de L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, datée de 1934. Elle n’a rien de bouleversant, mais elle éclaire autrement les perspectives de Freud. En un mot : c’est pour lui un roman. Malheureusement, je n’ai pu m’entendre avec le traducteur – et présentateur – qui invente un Freud qui n’a jamais existé.
J’ai donc commencé par publier un de mes livres, qui me travaillait depuis un certain temps : le parcours de Juifs d’Europe centrale entre la fin du XIXe siècle et 1945, en changeant souvent de focale : une famille (la mienne), des intellectuels juifs, l’empire austro-hongrois. Ce qui donne : Éclats d’un monde disparu. Malheureusement, ce livre ne s’est guère vendu, étant arrivé en librairie la première semaine du confinement de 2020.
J’ai publié ensuite La Belle Époque et son héritage de Paul-Henri Bourrelier – qui passe en revue le destin de quelques personnages célèbres au début du XXe siècle (tels que Jarry, Renard, Mirbeau, Bonnard…), tous liés à La Revue blanche, et mêlant, de diverses façons, politique, justice et art. En particulier Blum, chez qui l’homme de lettres et le dirigeant politique sont indistincts.
Toujours en 2020, j’ai publié une philosophie-fiction : Nietzsche lecteur de Heidegger, où je fais parler Nietzsche, que Heidegger a si odieusement travesti en inventant un Nietzsche aussi raciste, méprisant et falsificateur que lui. Mon Nietzsche montre l’inconsistance de Heidegger, au-delà de son nazisme. J’ai aussi eu le bonheur de recevoir un manuscrit de très grande qualité, Yankel, celui qui parlait peu. L’auteur, Michel Rotfus, philosophe et fin connaisseur du yiddish, a réussi à associer intimement la vie de son père à l’évolution d’une bourgade au sud-est de Varsovie, où les partis pris politiques et religieux sont magnifiquement observés et mis en scène.
Puis – premier d’une série que j’aimerais continuer avec des traductions de philosophes (David Hume, Michael Walzer), d’anthropologues (Franz Boas), d’écologues (Eugene Odum) – une traduction rénovée du dernier livre de Charles Darwin, La Formation de terre végétale par l’action des vers. Un livre extraordinaire, où la fraîcheur d’esprit de cet homme de 72 ans en fait un des fondateurs de l’écologie scientifique.
J’ai reçu, depuis que j’ai ouvert un site L’Élan des mots, une douzaine de manuscrits, dont je pense retenir un ou deux.
P.D.P. : Quel auteur rêvez-vous d’éditer ?
M.J. : Je l’ai dit : Freud. Et mon auteur préféré, Spinoza, dont j’aimerais éditer en un seul volume les œuvres complètes (celles de Gallimard et de Robert Laffont sont incomplètes, malgré leur titre), dans une traduction de qualité, avec un commentaire d’ensemble. J’ai en tête Cosmos d’Alexander von Humboldt, un immense livre dont on pourrait tirer des centaines de pages d’extraits. Et The Exodus de Richard Friedman, un très grand bibliste. Je pense aussi à Karl Kraus, encore peu connu en France.
P.D.P. : Pourquoi avoir donné ce nom à votre maison d’édition ?
M.J. : J’ai trouvé des centaines de noms de plantes et d’animaux (je ne voulais pas de nom propre) : tous étaient déjà pris par des éditeurs. Quand j’ai trouvé « élan », j’étais très content, à cause de la double signification : prendre son élan ; l’élan, un très bel animal. Puis j’ai reçu un courriel d’un éditeur belge qui m’a prié de modifier ce nom, car il dirige les Éditions de l’Élan, spécialisées dans les œuvres de Maurice Tillieux, auteur de BD bien connues des lecteurs du journal Spirou. Comme les livres sont faits de mots, j’ai retenu « L’Élan des mots ».
Patricia De Pas
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