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Place des Vosges, une exposition étonnante, bien pensée et bien construite, réunit les « dessins parallèles » de Louis Soutter (1871-1942), peintre suisse, et de Victor Hugo. Dialoguent les hachures, les griffures du premier et les taches tragiques du second(1).  

EXPOSITION
LOUIS SOUTTER, VICTOR HUGO : DESSINS
PARALLÈLES
Maison de Victor Hugo
6, place des Vosges, 75004 Paris
30 avril-30 août 2015

CATALOGUE DE L’EXPOSITION
Sous la direction de Gérard Audinet et Julie Borgeaud
Éd. Paris Musées, 160 p., 35 €

Place des Vosges, une exposition étonnante, bien pensée et bien construite, réunit les « dessins parallèles » de Louis Soutter (1871-1942), peintre suisse, et de Victor Hugo. Dialoguent les hachures, les griffures du premier et les taches tragiques du second(1).  

Deux imaginaires hétérogènes sont ici fraternels, complices. Ce sont des divagations voisines et divergentes, des fantasmes semblables et distants, des passions de même nature, des techniques que ces deux créateurs proposent. Les encres de Victor Hugo et de Louis Soutter ne sont pas identiques et se retrouvent.

Tous deux, Soutter et Hugo, choisissent des visions imprévues des mirages qui déconcertent, des illuminations. Tous deux se situent très loin du conformisme et de l’académisme. Ils dessinent les châteaux intérieurs, les constructions fantasques et les ruines du désastre. Ils découvrent les corps désirés et les scènes d’angoisse… Ils sont des contrebandiers qui traversent les frontières, des passeurs qui nous aident à être plus libres. Car Soutter et Hugo ne sont pas prisonniers. Hugo n’est pas enfermé par la gloire. Soutter (endetté et placé en tutelle dans un asile de vieillards à cinquante-deux ans) se refuse aux contraintes d’un hospice du Jura vaudois. Il deviendra pendant dix-neuf ans (de 1923 à 1942) un créateur inventif et indépendant, libre dans une sorte de geôle, entre les murs.

Cultivé, Soutter aime lire et relire la Bible, les romans et poèmes de Victor Hugo, les tragédies de Shakespeare ; Dante, Homère, Flaubert, Stello de Vigny, Mme de Staël, un poème d’Anna de Noailles, Rilke, Mauriac, des ouvrages théoriques de Le Corbusier (son cousin germain)… Soutter annote ces textes et les illustre avec liberté. Dans l’un de ses dessins, il rassemble (dans un panthéon visionnaire) des créateurs : Ysaye (musicien belge), Ibsen, Tolstoï, Homère, Hugo, Neveu (ouvrier), Rodin, Pharaon, Socrate. Pour Quatrevingt-treize de Hugo, un dessin de Soutter met en évidence Robespierre qui « signait des noms dès le matin » ; Hugo a écrit dans ce roman : « Robespierre était un homme d’exécution ; et, quelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies, exécution signifie extermination ». Pour Notre-Dame de Paris, Soutter dessine Quasimodo et sa bien-aimée Esmeralda : nus, ils dansent.

Dans les dessins de Soutter et de Hugo, les tours rongées par la nuit, les Burgen inquiétants, les châteaux (au bord de l’escarpement) surgissent. Tels dessins de Soutter s’intitulent Ville des rêves des fous ou bien Châteaux ruinés, ou encore Ville aux cent clochers. Hugo et Soutter imaginent des constructions hybrides qui sont partiellement solides et démantelées, des architectures dont certaines parties sont indestructibles et d’autres délabrées. Ces citadelles s’élèvent près des failles et des torrents ; elles semblent immuables, mais instables et fragiles… Le 26 avril 1857, Hugo découvre « la vision d’où est sortie » La Légende des siècles, puis il écrit : « J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut. / C’était de la chair vive avec du granit brut, / Une immobilité faite d’inquiétude, / Un édifice ayant un bruit de multitude, / […] Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ; / C’était une muraille et c’était une foule ». Et, dans la légende d’un dessin, Soutter est proche de Hugo devant la chair douloureuse des humains : « Faces de victimes, encore flasques, laissées à leur sort dans les basses fosses, des ruines élevées par eux de siècles en siècles. » Se tissent, chez Hugo et Soutter, les pierres qui emprisonnent et les chairs des humains qui souffrent et tentent de se libérer.

Assez souvent nues, les nymphes et les odalisques passent dans les dessins de Soutter et de Victor Hugo. Dans tel poème de La Légende des siècles, un satyre chasse et rêve parmi les branches, « poursuivant les vagues formes blanches » ; « ce sylvain à toute heure allumé » veut s’approcher d’une nymphe. Et Soutter représente une dizaine de nymphes ; il écrit au verso du dessin : « Nymphes sacrées au milieu des jardins de l’Olympe ». Il dessine aussi (sur papier quadrillé) celui qu’il nomme un « Faûne ». D’autres œuvres de Soutter s’intitulent : Matin : jeux de nymphes ; Bacchantes (1923)… Un autre dessin de Soutter montre une femme assise : « son compagnon était la glace ovale ». Marqué par son divorce (1903), Soutter est fasciné par les femmes, il les trouve dangereuses ; inquiet, il les évoque : « Grasses aux fortes formes / Les belles se montrent / Leurs seins presque difformes / […] Le corps merveilleux / Répand sa carnation ». Il désire celles qu’il n’ose toucher.

Parfois, Victor Hugo et Louis Soutter choisissent des jeux graphiques, des effets de symétrie (obtenus par pliage, par répétition des taches d’encre). Ils donnent à voir des cimes héraldiques, des blasons, des hiéroglyphes, un motif ornemental, des grouillements de végétaux, des caprices de formes, des scènes de fantaisie. Hugo et Soutter suggèrent des signes équivoques, des messages énigmatiques, des visages inquiétants, une jungle, des animaux dissimulés, des armoiries, des lignes égarées, des zones ajourées. Hugo invente parfois des pochoirs et évoque des clairs-obscurs. Soutter trace des silhouettes humaines qui seraient, en quelque sorte, obscures et « soutteraines » !

En 1937, Soutter souffre à la fois d’une baisse de la vision et d’une arthrose articulaire ; peu à peu, il ne peut plus tenir un crayon ou une plume. Alors, sur du « papier de revêtement mural », il dessine (entre 1937 et 1942) avec ses doigts trempés dans la peinture noire pour carrosserie. C’est la « Période des dessins aux doigts ». Des œuvres s’intitulent Cinq personnages de profil, Parvis, Potentats d’infirmités, Crépuscule du gangster qui tue. Les silhouettes archaïques s’agitent et attaquent. 

  1. Gérard Audinet, conservateur général du Patrimoine, directeur des Maisons de Victor Hugo (Paris/Guernesey), est commissaire pour le musée. Julie Borgeaud, qui prépare une thèse de doctorat sur Louis Soutter, est le commissaire invité.
Gilbert Lascault