Jean-Louis Giovannoni
L’air cicatrise vite
Éditions Unes, 2019, 64 p., 16 €
Avec L’air cicatrise vite de Jean-Louis Giovannoni, la résistance à la disparition se double d’une interrogation constante : comment tenir, rester, demeurer ?…
Tu réponds toujours à ton nom.
Tu t’y tiens. C’est bien.
Dehors tout bascule.
Premières paroles du livre, axe d’un leitmotiv : nommer peut-il conjurer la disparition en distinguant de ce qui entoure ? Cela ne suffit pas. Pour être sûr d’appartenir encore à ce monde, il faut en éprouver les parois qui nous contiennent, les toucher, avec la crainte permanente qu’elles manquent.
Le parcours impose la solitude, l’impossibilité d’accéder à une forme de porosité entre les êtres : le partage est illusoire.
Les humains comptent sur les mots : « Rien ne reste en toi. Tes mots sont trop fluides. » Ce que le corps-sablier ne peut retenir, les pages le donnent à lire. En ce sens, les poèmes retiennent ou entérinent une disparition – pas plus. Le présent lu dans les verbes n’est pas éternel mais actuel, tranchant dans le temps une portion vive et condamnée dès que perçue. Impossible dès lors que la fluidité gagne la langue : elle ne peut pas courir après ce qui est déjà perdu. C’est une parole de deuil, inconsolable, qui se déplace de livre en livre pour disparaître encore.
Pour ne pas s’effondrer, on cherche à se raccrocher à l’intérieur ou à l’extérieur : « Appartenir… à quoi que ce soit, peu importe, aux murs si besoin – pourvu que ça tienne ! » Or l’effondrement, continu, est inscrit dans notre condition contingente. Au paradoxe d’endosser ce trop-plein d’inanité : « Nommer une chose, c’est l’éloigner à jamais. » Nous savons que les mots ne sont pas transparents : ils classent et intellectualisent le rapport au monde perçu. Dans l’un de ses Petits traités, Pascal Quignard expliquait : « Le propre des signes écrits est de ne pas montrer ce qu’ils désignent ; ils signifient ; ils règnent dans l’immontrable.1 »
C’est l’impossible qui trébuche constamment sur les mots : ils restent, comme des témoins aveugles de notre impuissance, et semblent parfois une entrave. Ils créent l’illusion d’une trace : « Coincés dans leur nom, les corps disparaissent. »
Nous cherchons des murs solides sur lesquels nous appuyer pour tenir debout, pour nous protéger et contenir. Mais le grand contenant, la véritable enveloppe de toute vie, c’est l’air : « L’air contient tout… rien ne le déborde, ne lui échappe. » En sortir, c’est donc disparaître. Il protège si peu qu’il est aussi le monstre qui élimine : « L’air soustrait, avale – rien ne subsiste. Chaque bouchée est entière. Totale. »
Ce qui détache l’être de son corps est inscrit dans la vie biologique comme sur la page : quelques mots seront la trace vide d’un effort constant, mais inabouti.
Thierry Metz
Terre
Opales/Pleine Page, 1997, 88 p., 11,43 €
Avec Terre, Thierry Metz (1956-1997) compose un poème aux allures de récit, mais un récit troué de silences : « Est-ce une voix de pure perte ? / Un autre pas vers rien ? » Le risque est pris : « J’écris pour recommencer. »
Thierry Metz éprouve l’effacement en écrivant dans la faille étroite d’un renoncement combattu qui serait silence.
Là-bas
après le pont la rue la place l’église.
La pierre.
Pierre de chaque instant.
Un mot
irréductible.
Le poète décrit ce paysage de mots qu’il habite : « Je suis dans mes mots. Jusqu’à l’écriture. J’appartiens à ce qui est dit, au chemin. » Dans ce monde obscur, il rassemble les noms qui comptent : nuage, hêtre, herbe, oiseau… De quoi se tresser une corde pour continuer son travail, hisser, tirer ou attacher. Pris dans un buisson de ronces, au fond d’un puits ou sous l’herbe, pour distinguer ce qui l’entoure il porte une torche à la lumière parfois trop vive qu’il faut éteindre : la lumière vient parfois d’un mot, ou plutôt d’une parole dont les braises peuvent réchauffer. Mais la parole, d’autres fois, glace : « Prendre froid dans ce mot. Oui. Une des seules paroles qui me soit parvenue. » Comment accepter l’insupportable ?
La forme trouée et ascensionnelle du poème, en colonnes ou stèles irrégulières, offre une tentative ultime pour continuer. Quand soi-même on penche2, peut-on au moins faire tenir debout le poème ? se demande le poète-manœuvre3 :
L’écriture me voulait se voulait plus simple hors de ma voix
cintrée par ce coffrage de l’eau et du temps.
Plus serait trop : il a fallu vivre la perte (Vincent, l’enfant) alors que, déjà, les textes antérieurs portaient l’inscription initiale et fatale du manque. Cela s’est creusé. Mais, comme dans le livre de Jean-Louis Giovannoni, le secret reste dans l’ombre :
Car enfin, par là, je m’exile.
J’embrasse ce qui ne reste pas.
Un risque.
Une fidélité.
Pour l’enfant pour l’oiseau
dont je fais un secret
d’écriture.
Un étroit filet de lumière, qui « fait vivre à contre-jour », entre par la voie de l’écriture. Jun’ichirô Tanizaki montre que l’or peut « éclairer la pénombre intérieure4 ». Ainsi les paroles du poème de Thierry Metz : « Mes mots ne sont qu’un aperçu mais tout reste à proximité. »
Tout incline au départ, à l’élévation d’une voix qui, nourrie de sa défaillance, se raréfie. La transparence alors s’affirme dans la disparition progressive, quand tout échappe : « Que fait cet arbre au milieu du livre […] ? » Pourrait-on répondre qu’il y étend son ombre ?
Le poète, réduit à ne pas exister « [s]inon dans un exil », s’éprouve dans la langue, dans « [l]’écriture comme un vide ». Devenue seul mode d’être, elle suit son chemin dépouillé vers l’inachèvement et ses points de suspension, « [s]ans y penser… ».
1. Pascal Quignard, « VIIe traité. Sur les rapports que le texte et l’image n’entretiennent pas », Petits traités I, Maeght éditeur, 1990.
2. Thierry Metz, L’Homme qui penche, [Opales / Pleine Page, 1997], Éditions Unes, 2017.
3. Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre, Gallimard / L’Arpenteur, 1990.
4. Jun’ichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, trad. du japonais par René Sieffert, [Publications orientalistes de France, 1978], Verdier, 2011.
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