Arriver à l’aube, après une marche de 250 km, là où notre humanité a commencé : rejoindre la grotte de Lascaux et les abris sous roche de nos ancêtres Homo sapiens. Origines plus proches aussi, puisque c’est la région de « la famille du père disparu ». Sandrine Cnudde est coutumière de ces grandes marches1 qui se transforment en poèmes, photographies, peintures, vidéos… Architecte-paysagiste de formation, elle a ainsi parcouru la côte hollandaise (925 km), l’Islande, les Pyrénées2, tous les sentiers autour d’Ulvik, en Norvège, à la recherche du poète Olav H. Hauge3.
La randonnée s’effectue du 9 au 21 septembre 2013, ce qui permet de profiter, pour les marches nocturnes, de la pleine lune du 19 et d’arriver la veille de l’équinoxe. Pour ajouter un « versant animal » à ce parcours, un chien accompagne la voyageuse. La poète marcheuse suit son sentier, attentive à ses sensations, mais parfois égarée par le brouillard, la pluie, la nuit. La jeune femme et son chien forment un « cyclope à six pattes » dont l’œil unique est une lampe torche qui éclaire un présent initiatique.
Les photographies, certaines prises de nuit, ou au petit jour, livrent un paysage fabuleux, où ne se discernent souvent que des ombres, des silhouettes comme dessinées au fusain (ou au charbon). Monde parfois flou.
La poète part donc du « secret des tourbières du plateau de Millevaches », où la Vézère prend sa source : « La source : une jeune fille sans visage. » Celle qui s’engage sur ce chemin pourrait être cette « jeune fille », figure mythique rejointe à contrechemin du temps dans ce voyage en soi-même :
« Ce doit être d’avoir trop longtemps
pesé moins de cinquante kilos
et trop souvent déménagé
pour ressentir un tel besoin de
massif
central »
Le corps peu à peu trouve un équilibre dans ce massif central originel (sans majuscule et centré sur la page, pivot et racine). Préhistoire et mémoire affective, familiale, se mêlent. Le temps se mesure « de lune en lune » comme se traverse l’espace primitif. Une photo évoque un poème d’Olav H. Auge et exprime cette incertitude : « Aujourd’hui j’ai vu / deux lunes, / une nouvelle / et une vieille. / J’ai grande confiance en la nouvelle lune. / Mais c’était sûrement la vieille.4 »
La marche mène vers la vallée dont les hautes parois de craie constituent « une maison pleine de trous ». Présentatif minimal pour l’exprimer, « c’est », répété comme on livrerait l’éclat brut et restreint d’un passé retrouvé dans une mémoire trouée. Vers irréguliers, longs le plus souvent, déhanchés, ils cernent par approches successives la réalité qui se révèle. Nuit noire, place au retour « de vieux taureaux éteints ».
De mystérieux signes l’accompagnent : surgissements du temps d’avant ou présages ? Réveiller et s’allumer se répondent en torche et flamboiement. Des mots composés (« un passage-sonde », « la pluie-fumée », « eau-fièvre ») permettent de saisir le monde dans ses aspérités sans mots. Le jaillissement d’images recelant les peurs enfouies porte aussi l’oracle et ses promesses.
La traversée offre la vision d’images augurales. Les lignes de la préhistoire et de l’enfance se tissent, fragments ou instantanés :
« Tu serres des fleurs colorées
ramassées dans l’herbe.
Gardées trop longtemps, ta main les a cuites. »
Réapparus, « cette petite main moite de tes cinq ans » et ces mots d’encouragement : « ça va aller ». La marcheuse découvre sa permanence :
« pour me tenir prête à la vitesse d’expansion des horizons
je serai toujours cette fille qui dépasse les bornes. »
Celle qui déplace les montagnes en imposant à son corps des franchissements de sommets.
L’initiation restitue l’adulte et ses mythes :
« Ô Corrèze, Corrèze !
mégacéros de mon enfance.
Je connais ma taille dans tes forêts. »
Cette réappropriation de l’enfance et de ses évidences est facilitée par ce pèlerinage (entre initiation et pèlerinage, on oscille). La grammaire d’une phrase simple devient le support de l’enchantement :
« Le soleil brille.
Sujet-verbe »
Seconde ligne écrite en gris clair, complétée par le « Contexte » (en plus clair également) : « Des cygnes, flocons de verre, se recueillent sur leur apesanteur », ce que Sandrine Cnudde appelle « une matrice transparente ». Forme d’évidence énoncée pour être vécue, lue dans cet univers de failles géographiques et temporelles dont il s’agit de rapprocher les rives, bords et lèvres. Grammaire essentielle. Ainsi, même phrase en début et fin de page : « Le soleil brille. »
D’autres vers identiques ouvrent et closent la page :
« Les pères partent comme les pentes pleines d’eau-fièvre. »
Ces pères, loi éternelle, dévalent la pente pour échapper au danger de rester. Une analogie s’établit entre les êtres, leurs gestes et les reliefs du paysage.
Au cœur de ces poèmes, tout à coup, l’intemporel écho :
« Parfois tu es dans ta barque de papier et tes filets ne remontent que des bougies allumées toi, poète. »
La barque de papier d’Olav H. Hauge nous revient : « Toi tu vogues sur un bateau de papier, / ta voile bleue gonflée de rêves, / si tiède le vent, délicate la vague.5 » Le lecteur, suivant ces frêles lumières dans la nuit, embarque dans les poèmes en pensant à d’autres textes : résurgences.
Habiter l’aube, envisager simultanément des temps disjoints, les rassembler par la flamme qui passe d’une rive à l’autre, le poète se fait passeur : avant d’arriver à Lascaux, le brame des cerfs (ou des mégacéros ?) se fait entendre dans la nuit. L’observation et la rêverie se mêlent. L’homme-chasseur peut aussi ressembler à l’« animal traqué ». Mammouths, rhinocéros laineux, aurochs… La faune représentée sur les parois de la grotte est impressionnante. Un bison y renverse un homme à tête d’oiseau. La poète nous fait retrouver cette vie.
« Aujourd’hui c’est l’automne ça sent l’ortie humide. » L’odorat seul pour indiquer le changement de saison. « Les bêtes ne parlent pas », Cro-Magnon n’écrivait pas, il dessinait. Ce ne sont pas les encyclopédies et les comptes rendus de l’abbé Breuil, ce « bête-abbé-des-cavernes », qui peuvent nous guider vers ce monde où l’homme était plus proche de son environnement et du monde animal. Nous devons nous laisser approcher et flairer par ces « titans qui broutaient du thym » :
« Laissez-les vous flairer de leur trompe
et faites-en autant. Leur odeur devrait
vous imprégner pour des générations.
Voilà.
Vous avez rencontré les mammouths. »
L’épreuve de la longue marche, la nuit qui fait perdre la vue, le compagnonnage avec le chien, permettent l’impossible : passer sur le « versant animal6 ».
La marcheuse dessine sur de grandes feuilles blanches, comme nos ancêtres de la caverne, elle renoue avec une part d’animalité enfouie, refoulée. La rêverie se fait parfois chamanique :
« Repose-moi là, aigle
à cette intersection entre trois parcelles de la grande forêt »
La vallée de la Vézère rejoint ici le Hardanger et le fjord d’Olav H. Hauge qui assurait : « Les meilleurs de mes poèmes ont été faits dans une froide tranquillité, dans les bois, avec une chique de tabac dans la bouche et une hache à la main.7 » Sandrine Cnudde ne chique pas et ne portait pas de hache au cours de son voyage : un sac à dos, une tente, un appareil photo, un carnet, une lampe torche et un duvet qu’elle devait finir par partager avec son compagnon à quatre pattes.
La rencontre a-t-elle vraiment eu lieu dans cette « maison de l’aube » ? Au moins quelques certitudes : « Je sais que si on avait pu faire autrement, on aurait choisi les mêmes couleurs. » La voyageuse va rentrer chez elle, « se préparer un bon thé / avant d’aller se coucher », le voyage intérieur continue.
1. Des notes de voyage et de nombreuses photographies figurent sur le blog de Sandrine Cnudde : http://sandrinecnudde.blogspot.fr/
2. Sandrine Cnudde, Le vide et le reste (poèmes et photographies), Tarabuste, 2012.
3. Sandrine Cnudde, Gravité / Gravedad (poème et photographies), Lanskine, 2015.
4. Olav H. Hauge, Bateau de papier (bilingue), traduit par Anne-Marie Soulier, photographie de Sandrine Cnudde (Érès, 2014).
5. Olav H. Hauge, op. cit.
6. Jean-Christophe Bailly (Le Versant animal, Bayard, 2007), après Jacques Derrida (L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006), considère pourtant que c’est par le regard que l’homme peut approcher la « limite abyssale » entre lui et l’animal.
7. Cité par François Graveline dans sa préface à : Olav H. Hauge, Nord profond, traduction et photographies de François Monnet, Bleu autour, 2011.
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