Livre du même auteur

Fils de trame et fils de chaîne

Gigogne et seul. Anise Koltz déroule le temps comme l’espace pour augurer la ligne infinie de chaque vie reliée à celle qui la précède ou lui succède. Une parole d’Albert Camus ouvre le livre, épigraphe pour énoncer ce à quoi nul ne devrait déroger : « Je ne connais qu’un seul devoir, celui d’aimer. »
Anise Koltz
Un monde de pierres
Gigogne et seul. Anise Koltz déroule le temps comme l’espace pour augurer la ligne infinie de chaque vie reliée à celle qui la précède ou lui succède. Une parole d’Albert Camus ouvre le livre, épigraphe pour énoncer ce à quoi nul ne devrait déroger : « Je ne connais qu’un seul devoir, celui d’aimer. »

Camus écrivait dans ses Carnets, en septembre 1937, après la visite du Cloître des Morts de la basilique de la Santissima Annunziata de Florence : « Les nuages grossissent au-dessus du cloître et la nuit peu à peu assombrit les dalles où s'inscrit la morale dont on dote ceux qui sont morts. Si j'avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière, j'écrirais : "Je ne connais qu'un seul devoir et c'est celui d'aimer" Et, pour le reste, je dis non. Je dis non de toutes mes forces. Les dalles me disent que c'est inutile et que la vie est comme "col sol levante, col sol cadente". Mais je ne vois pas ce que l'inutilité ôte à ma révolte et je sens bien ce qu'elle lui ajoute. » [i]

L’amour, donc, mais aussi la révolte sont fils de trame de ce livre.

Les groupes nominaux « ma mort », « ma naissance », répétés, placés en chiasme au début du livre, brouillent l’ordre chronologique et placent en exergue la trame et l’universalité du destin humain. Paradoxalement, le « je », (« Je suis née / et pas née »), n’est pas au centre. Accident sur la chaîne temporelle qui l’englobe, il constitue un point égal à tous les autres événements, nécessaires au même titre. La singularité n’est qu’une phase limitée du multiple, qu’un temps donné englobé par l’éternité. Or, comment déchiffrer l’illisible en la chaîne éperdue des suites et des contenants absorbant l’unique ramené à l’identique ? Tout se ressemble, si rien ne s’assemble, tout se contient : « Chaque mensonge /porte les blessures /de la vérité ».

Blessure non ouverte : déguisée. Le sens du temps nous traverse : « Tout ce que je vois, /m’est annoncé d’avance // Les choses vieillissent sous mon regard ». La liberté, contrainte, enchâssée entre le début et la fin, n’offre qu’un seul processus (temporel). Tout contribue à vider : soi d’abord, la substance quitte le corps comme nous avons quitté le ventre maternel. Entame temporelle, crue, vivante et condamnée.

Mais que portons-nous, au juste ?

« Sans fin
ni commencement
nous errons dans un monde de pierres »

Nous ignorons l’avant et l’après, deux infinis réels dont nous portons le poids. Les pierres du titre sont très présentes dans ce livre. Inexorable précipitation ou transport lent du corps vers celles des cimetières, comme les dalles du Cloître des Morts de Florence, ou matière de la croûte terrestre, pierres venues de temps géologiques si lointains.

Elles sont notre altérité radicale que le poète interroge. Mais « puissant est le mutisme dans la pierre » [ii], écrivait Georg Trakl qui évoquait souvent ce « monde de pierre ». La Terre et ses 4,54 milliards d’années en regard de l’homo sapiens et ses 250 000 ans à peine. (« Dans l’éboulement du temps / comment décoder / l’équation mathématique / de ma vie ».) Mais les pierres ne témoignent que trop peu.

« La pierre
porte à la fois
la mémoire de la terre
et l’oubli »

Dans l’Ancien Testament, voulant ramener Job sur le bon chemin, Éliphaz promet : « Tu auras un pacte avec les pierres des champs, / les bêtes sauvages ne te feront pas de mal.» [iii] C’est que Job a maudit le jour de sa naissance (« Périsse le jour qui m’a vu naître ! ») et la nuit où il fut conçu. Il accuse ainsi sa mère : « Pourquoi s’est-il trouvé deux genoux pour m’accueillir, / deux mamelles pour m’allaiter ? » [iv]

De même, Anise Koltz demande : « De quelle structure maternelle / suis-je issue ? » La mère est-elle coupable de donner la souffrance et la mort en donnant la vie ? « Dès qu’il aperçoit sa mère / le nouveau-né / regarde la mort »

Mais le reproche peut porter aussi sur la religion, les croyances transmises :

« Mère
qui m’as fait naître –

Avec ton lait
tu m’as ingurgité la mort
l’apprentissage des péchés
le retour à la terre
d’où je suis sortie

Et cette folie
de ton éternelle transhumance »

Job se lamente et Dieu ne lui répond pas. Les poèmes relèvent aussi ces appels sans réponse : « Mes poèmes sont des pierres / du mur des lamentations ».

Face aux mystères, les hommes ont inventé les dieux, qui ne répondent pas plus que les pierres. Des échos des mythologies et de la Bible traversent les poèmes. Pour déchiffrer le monde, son passé et son futur, l’homme fait appel à l’observation, mais les sens sont si trompeurs (« Je me méfie / de mes yeux / de leurs images / sans mémoire »). Il utilise aussi son imagination, comme pour ce Dieu décevant que l’homme a inventé à son image :

« Dieu est sourd-muet
apprenez-lui
le langage des gestes »

Satan lui aussi est nommé, celui-là même qui a fait mourir tous les enfants de Job et a causé tant de malheurs. Il s’exprime ainsi dans Un monde de pierres : « Je suis l’autre face de Dieu ». Dieu à double visage, Janus bifrons, Janus pater, dieu des commencements et des fins, qui regarde simultanément le commencement et la fin, dieu qui ouvre et clôt.

Au mal, à la finitude, la révolte répond, et le poème ne peut que prendre parti pour Ève :

« Non je ne porterai pas
la croix du Christ

Je porterai le drapeau
de la liberté

Je saluerai Ève
désobéissante »

Vivants, nous vivons la fin, annoncée en chaque instant. Or, une confusion préside au temps : hier vit dans aujourd’hui, demain aussi, alors que chaque nuit nous pousse à renaître. Le processus signe notre condition, nous condamne et nous sauve : il nous définit. Rien ne dira dans le poème qui le révélera ou le fera aboutir, ce « secret », « impénétrable au langage de l’écriture ».

On peut assimiler l’écriture d’Anise Koltz à une sorte de tissage, avec fils de trame et fils de chaîne. Un peu comme chez Georg Trakl, des mots sont repris pour se combiner et se recombiner de différentes façons : la mémoire, l’oubli, le miroir, les pierres, la vie, la mort, le présent, le passé, les millénaires, l’univers, virtuel, l’alphabet, les galaxies, et bien d’autres encore. Certains vers, ou même des strophes, réapparaissent entièrement (parfois de recueil en recueil). L’écriture creuse, tourne autour des vérités cherchées. Ainsi, par exemple, pouvons-nous lire :

« Je porte à la fois
la mémoire de la terre
et l’oubli »

Un même verbe, « porter », pour deux sujets différents : plus haut, c’est « la pierre » qui « porte », agit, et non « je » comme ici, cette fonction grammaticale identique pour deux instances différentes établit une proximité entre l’homme et la pierre. Guillevic, qui pouvait considérer ses poèmes comme des menhirs, porteurs d’un sens oublié, mais fort et présent, affirmait que les vers sont « de la nature de la pierre » [v], langue « solide ». Pour Anise Koltz, c’est une langue qui se conquiert : « Dès que j’écris une phrase, je suis désorientée et embarrassée, déjà, j’ai envie de la rejeter pour dire dans la suivante le contraire. C’est que j’ai toujours l’impression que l’essentiel m’échappe. La double face, le côté caché des choses. » [vi] D’où aussi, sans doute, la présence fréquente des « miroirs », mais aussi les répétitions (avec glissements le plus souvent), les parallélismes, les constructions symétriques et les chiasmes qui révèlent le paradoxe : « Temps devenu pierre / et pierre devenue temps ».

Nous voilà bercés dans ce temps nécessairement consumé que porte le présent, dépositaires chacun des cultures anciennes, temples en quelque sorte d’une vanité fatale, avec le temps dressé pour ne pas disparaître. Nous avons habité des corps qui ne sont plus, notre âme a migré et elle migrera encore – nous ne savons pas ce qui sera : disparition ou « migration » vers une autre forme ? Seul le temps inchangé, dans sa cadence régulière, poursuit : hier, demain. Aujourd’hui les unit. Voilà qui semble établir une jonction souveraine : le pont se traverse, « MAINTENANT » rassemble, en se répétant, l’antériorité et la postériorité.

Le « je » (pierre ?) ne se connaît jamais. Son identité balbutiante est soumise au devenir comme au déplacement. Plus qu’un autre, « je » est multiple, un ensemble inachevé et inachevable.

« Je me perds en moi-même
sombrant
dans mes identités multiples »

Ces « je » qui sont dans le « je » ne parlent pas tous la même langue. Anise Koltz, poète luxembourgeoise de langue allemande, est devenue poète de langue française. L’utilisation de la langue maternelle devenait impossible après les crimes nazis (René, l’aimé, avait été torturé).

« Je rêve
dans une langue
qui n’est pas la mienne »

Ces vers écrits en allemand diraient tout autre chose.

« Combien de fois
mes cellules
se sont-elles renouvelées
ramassant les pierres
de la tour de Babel »

Anise Koltz, poète aux deux langues, vit dans un pays trilingue où peuvent s’entendre toutes les langues de l’Europe, poète rêvant aussi aux langues disparues vivant dans les textes sacrés, parlées par ceux en qui nous étions déjà. La tour de Babel, c’est cette langue universelle oubliée, oubli qui entraîna discordes et guerres. Tour ruinée. Lapierre-poème témoigne, ellepeut porter l’espoir de reconstruction et de paix. Même s’il est difficile d’espérer : « Après notre passage / l’herbe ne repoussera plus »

« Autrefois l’homme avait peur de l’avenir, aujourd’hui l’avenir a peur des hommes ! / Pourtant, de là à dire que notre vie n’ait pas de sens me semble injustifié. En fait, la vie a beaucoup de sens, autant que le monde a de chemins. » [vii]

Mais l’homme est aussi le chemin. Nous sommes dans l’univers, mais l’univers est en nous : « Des galaxies nous traversent // Nous portons l’univers / sous nos peaux »

Les mots enfermés, les mots reliques, gardent une mémoire que chacun porte, comme un flambeau qu’il fait passer. Il peut s’éteindre, il peut renaître, « derrière moi / le temps s’est fermé / comme la mer rouge ». Légendes apprises, textes de foi devenus culture commune. L’oubli la guette qui la fera renaître en d’autres alvéoles (ouvertes/fermées, successivement).

« Je connais le langage prophétique
semé de visions
d’infiltrations d’infini »

Au-delà des sciences (mathématiques, géographie, astronomie…), tout de même utiles, et de l’imagination, facilement religieuse, le poème pourrait constituer une voie d’accès à cet infini. « Le poète s’abandonnant à ses forces créatrices peut redécouvrir ses racines profondément enfouies qui le relient au grand TOUT. […] Dans notre monde intérieur, nous sommes libres. Il n’y a ni contraintes ni obstacles. Notre poème peut donc se situer avant notre naissance comme après notre mort. » [viii] 

Poème « sans appui », le socle manque aux mots qui « une fois prononcés / disparaissent /sans mémoire ». Tout s’éloigne en un chemin écrit par les Égyptiens dans « leurs chambres funéraires » comme par le poète, « testaments ou prophéties », paroles d’oubli :

« Mon passé est la réponse
à la question du futur »

Au milieu, un signe et un déchiffrement, alors que cette parole même sera livrée à l’écho, à l’exégèse et à la disparition. Parole unie à soi, traversant les temps, occupant le corps sans cesse changeant qui mourra pour renaître en autre corps, se mêlant au sable, aux sphères, tout éloigné et rapproché, se vivant au rythme inexorable du temps.

Plusieurs poèmes sont dédiés « À René », au milieu de ces pages, au cœur de cette errance. Un arrêt et la résurgence de la copule au sens littéral et absolu :

« Il est mon jour
Il est ma nuit »

Balancement d’une structure syntaxique identique et faiseuse d’éternité, l’équivalence semble transcender les « migrations » particulières qui nous font intégrer des corps successifs.

Aimer pour être, aimer comme révolte, celle que nous évoquions en début de lecture. Déjà dans Le Cirque du soleil, en 1966, Anise Koltz écrivait : « Aimer / c’est être mortel / et lutter contre / avec toi » [ix].

Cinquante ans plus tard :

« À ma mort
je mélangerai mon corps d’argile
avec celui de l’aimé
décédé avant moi

Nous fusionnerons
une dernière fois
pour affronter
l’éternité barbare »

Le pôle d’union ultime vit peut-être dans la dispersion du corps et de l’être. Or, ce monde est pierre, « alphabet du silence » qui existe, enfermé (protégé ?) alors que nous vivons « au bord d’un abîme / qui nous revendique » au terme d’un cycle naturel et ancestral. Nous recommençons :

« J’essaie
d’effacer mes pas
qui ne cessent
de réapparaître

Dans le silence du monde
écoute ma voix
qui approche »

 

[i] Albert Camus, Œuvres complètes, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, Carnets 1935-1948, Cahier I, p. 830.

[ii] Georg Trakl, Crépuscule et déclin, suivi de Sébastien en rêve (traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider), Gallimard, coll. « Poésie », 1990, « Chant de nuit », p.101.

[iii] La Bible de Jérusalem, Cerf, 1974, « Le Livre de Job », 5, 23.

[iv] ibid. 3,12.

[v] Eugène Guillevic, Vivre en poésie ou l’épopée du réel, Le Temps des cerises, 2007, p. 30.

[vi] Anise Koltz, Somnambule du jour (Poèmes choisis), Gallimard, coll. « Poésie », 2016. « Dieu est mort / Finis fleurs et petits oiseaux », p. 7. Cette anthologie comporte des poèmes extraits d’Un monde de pierres. Les variantes sont assez nombreuses. On y trouve un poème qui ne figure pas dans le présent volume. Dans le poème qui donne son titre au recueil, « pierre » est au singulier.

[vii] ibid., p. 8.

[viii] ibid., pp. 8-9.

[ix] ibid., « Tout perdre », p. 3.

Isabelle Lévesque

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