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Chers fantômes du passé

Article publié dans le n°1065 (16 juil. 2012) de Quinzaines

« Bologna is a superb city and it’s the best festival in the world. » John Boorman, présentant aux quelques milliers de spectateurs de la piazza Maggiore réunis sous les étoiles, "Le Point de non-retour", son film millésimé 1967 que ses quarante-cinq années de cave n’ont fait que bonifier, ne pouvait faire moins que de couronner de lauriers la ville et les responsables d’« Il cinema ritrovato » qui lui rendaient hommage. Il n’empêche : ses louanges n’avaient rien d’hyperbolique. Bologne est une ville superbe et le festival qu’elle organise le meilleur du monde dans sa catégorie.

XXVIfestival « Il cinema ritrovato »

Bologne

23 - 30 juin 2012

« Bologna is a superb city and it’s the best festival in the world. » John Boorman, présentant aux quelques milliers de spectateurs de la piazza Maggiore réunis sous les étoiles, "Le Point de non-retour", son film millésimé 1967 que ses quarante-cinq années de cave n’ont fait que bonifier, ne pouvait faire moins que de couronner de lauriers la ville et les responsables d’« Il cinema ritrovato » qui lui rendaient hommage. Il n’empêche : ses louanges n’avaient rien d’hyperbolique. Bologne est une ville superbe et le festival qu’elle organise le meilleur du monde dans sa catégorie.

Il faut reconnaître que cette catégorie, celle des festivals haut de gamme pour amateurs exigeants du cinéma patrimonial, n’est pas très fréquentée. On y compte celui de Pordenone (« Giornali del cinema muto »), le plus sélectif, qui ne prend en considération que les films d’avant 1929, celui de La Rochelle, qui, au sein de sa programmation luxuriante, inclut quelques découvertes anciennes, celui de Lyon (« Lumière ») qui présente une bonne partie de films « classiques » souvent peu connus, d’autres sans doute qui nous échappent. En attendant celui qu’annonce la Cinémathèque française pour la fin de l’automne, intéressant projet dont on se demande pour quelles raisons l’institution cinématographique la mieux soutenue du moment ne s’en est pas préoccupée plus tôt, depuis la disparition de « Cinémémoire », expérience fort enrichissante (au moins pour ses spectateurs) du début des années 90.

« Il cinema ritrovato », moins exclusif que Pordenone, moins « tous publics » que Lyon ou La Rochelle, constitue le rendez-vous annuel, aux premiers jours de l’été, des conservateurs de cinémathèques qui accompagnent les perles de leurs archives, des historiens internationaux, des critiques de revues (celles qui subsistent), des universitaires, enseignants et doctorants, et des cinéphiles de bonne compagnie qui viennent là pour le plaisir. Un petit monde, mais pas si petit que ça – presque deux mille participants accrédités cette année –, qui ne s’en laisse pas compter : pas d’esbrouffe, chacun se connaissant pour ce qu’il est, pas de vaches sacrées – les films sont vus et les cinéastes revisités sans souci de leur cote à l’Argus. On pourrait craindre qu’avec tant de personnes respectables réunies, la Cineteca di Bologna devienne, une semaine durant, le congrès des Grandes Têtes Molles à la Ducasse ; il n’en est rien. S’il prouve que l’histoire du cinéma est une affaire sérieuse, « Il cinema ritrovato » prouve également que l’on peut la pratiquer sans être esclave de l’esprit de sérieux – et par 38°, les érudits les plus pointus prennent autant de plaisir que les autres à déguster les gelati del giorno. Le gros reproche que l’on puisse faire à Gianluca Farinelli, directeur de la Cineteca, est de multiplier les frustrations : quatre salles à sept séances différentes quotidiennes, cela implique que vingt et un films échappent chaque jour aux spectateurs non doués d’ubiquité – un drame.

« Ritrovato » mais surtout « ristaurato » : les films retrouvés sont retransmis dans leur état initial, restaurés par les soins du laboratoire bolognais L’immagine ritrovata. Certaines œuvres, vues dans des temps héroïques, dont on gardait un souvenir brumeux, images fantomatiques de copies 16 mm contretypées aux intertitres supprimés, prennent une dimension inconnue et amènent à des relectures troublantes – ainsi, Zuyderzee (Joris Ivens, 1933) n’était pas l’ennuyeux documentaire grisâtre trop vu en ciné-club mais une magnifique ode au travail humain dénonçant les horreurs de la crise mondiale. Ainsi Prix de beauté (Augusto Genina, 1929) n’est pas ce film décevant, aux dialogues faux et dans lequel Louise Brooks, doublée en français, était dotée d’une voix horripilante qui lui retirait tout charme, malgré cette ultime séquence inoubliable qui la faisait mourir aux pieds de son image chantant sur l’écran du film dans le film. Tourné dans les derniers instants du muet, il avait été sonorisé après coup afin d’être exploité en 1930, après le triomphe du parlant. Présenté ici dans sa version princeps, silencieuse et ornée d’une musique composée en 2012, Prix de beauté s’avère un film magnifique, du niveau des deux chefs-d’œuvre de Pabst de l’année précédente, Loulou et Journal d’une fille perdue ; tout y est, climat social du moment, baignades en Marne, Luna-Park, concours de miss, mirages du cinéma et rapports de classe, dans un rythme et une syntaxe propres au muet – et Louise, rendue au silence, se révèle aussi naturellement magique que dans les deux incarnations qui ont fait sa légende. La copie, parfaite, ne demande qu’à être offerte au plus grand nombre – le DVD est fait pour ça.

Parmi les multiples rétrospectives et découvertes que proposait le festival, les plus importantes étaient celle consacrée à Raoul Walsh, pour sa période la moins connue, muet et premières années du parlant, celle qui permettait de découvrir Lois Weber, une des rares réalisatrices américaines des années 10 et 20, et la réévaluation de Jean Grémillon (il manquait cependant quelques titres). Des trois, c’est ce dernier qui a le mieux résisté au temps. Certains ont beaucoup négligé cet artisan exemplaire – les Cahiers du cinéma utilisaient jadis péjorativement le verbe « grémillonner » –, mais tant ses muets (Maldone, 1927, avec un Dullin étonnant) que ses films des années 40 (Lumière d’été, 1942, ou Pattes blanches, 1948) prouvent qu’il demeure une des valeurs les plus pérennes de l’âge d’or du cinéma hexagonal. Il n’en est pas de même pour Lois Weber, qui, malgré quelques feux d’artifice (Shoes, 1916), reste prisonnière d’une idéologie d’époque parfois peu supportable (Where Are My Children ?, 1916, plaidoyer familial pronataliste) – à noter la seule apparition à l’écran de la Pavlova (The Dumb Girl of Portici, 1916). Quant à Raoul Walsh, rien de ce que nous avons vu n’a fait évoluer notre vision : les walshiens y ont trouvé confirmation de son génie, les moins walshiens confirmation de son génie à éclipses.

Du côté des solitaires, deux découvertes de haut niveau : d’abord, de Friedrich Zelnik, inconnu de nos services, Der Weber (1927), superbe adaptation des Tisserands de Hauptmann, avec intertitres entièrement calligraphiés par George Grosz, dont la révolte des ouvriers et la séquence luddiste (1) du bris des machines est aussi puissante que La Nouvelle Babylone ou Octobre, pour s’en tenir à des films contemporains. Ensuite, Rotaie (Mario Camerini), très simple histoire d’un couple de miséreux touchés brusquement par la richesse et tout ce qui s’ensuit, qui est un des grands titres de cette année 1929 tout emplie des derniers chefs-d’œuvre d’un art disparu, à ranger à côté de Mademoiselle Else de Paul Czinner ou de Piccadilly de E. A. Dupont, autres films découverts jadis ici. Ne serait-ce que pour ces seuls instants éblouissants, le voyage à Bologne s’imposait.

Pour couronner les projections, des tables rondes ont permis chaque soir de s’interroger sur la cinéphilie, son histoire, son état, son avenir. À l’image du cinéma, annoncé défunt depuis trente ans, la cinéphilie est considérée aujourd’hui comme une activité dépassée, savoir-vivre à l’usage des vieilles générations – désormais chacun est critique de cinéma, comme l’affirment les milliers de blogs où s’affichent les egos décomplexés. Tout le monde est cinéphile, donc plus besoin de cinéphilie. Vite pensé, vite dit. Plus sérieusement, que peut signifier le terme, à un moment où l’afflux des titres disponibles donne le tournis, où il est possible de voir, le temps de quelques clics, des films longtemps inaccessibles ? Question non résolue, au moins l’a-t-on posée. La cinéphilie historique était sans doute un culte, avec ses chapelles (Michel Ciment et Jean Douchet étaient là pour évoquer les conflits Positif/Cahiers des années 60), ses postures, ses ridicules – mais elle a fait avancer et l’histoire du cinéma et son analyse, et ses pratiquants sont toujours solides au poste, conservant l’avantage d’avoir suivi de près un demi-siècle de cette encore courte aventure. Et profitant des moyens de connaissance démesurés qu’offrent les sites spécialisés : imdb, fiable à 90 %, annule les milliers de fiches filmographiques peu à peu constituées. Même si elle ne fut définie que vers 1920, la cinéphilie est née avec le cinéma, elle l’a accompagné dans son parcours, elle s’achèvera avec lui. Question d’amour – les « vrais cinglés de cinéma » d’« Il cinema ritrovato » étaient là pour en témoigner. 

P.-S. En attendant que les quelques grands titres cités soient disponibles en DVD : les prix des meilleures rééditions de l’année ont été attribués, entre autres, aux deux volumes des œuvres complètes d’Humphrey Jennings (BFI), au coffret de la World Cinema Foundation de Scorsese présentant quatre films rares (Carlotta) et à Der Oberhauserner (Filmmuseum Munich), tous accessibles. De quoi passer un bon été sous le signe de la cinéphilie éternelle.

  1. Le luddisme est la destruction des machines industrielles, en Angleterre, par des ouvriers révoltés (1811-1816).
Lucien Logette