Est-ce dû à la qualité des crus 2010 et 2011, que nous louions ici même (QL nos 1 024 et 1 047) ou à la locomotive Moretti qui aurait tiré d’autres titres dans le sillage d’Habemus Papam ? En tout cas, lors de l’année écoulée, 18 films italiens ont atteint nos écrans, ce qui fait de notre voisin le pays européen le mieux représenté dans les salles. Il y a peu, Cesare deve morire, des frères Taviani, a reçu un accueil critique et public comme aucun de leurs films depuis Kaos, Reality de Matteo Garrone, quoique moins puissant que son précédent Gomorra, a confirmé l’importance du cinéaste, en attendant l’arrivée de Io e te, joli retour de Bernardo Bertolucci après une décennie de silence. Il semblerait même qu’une sortie de l’éblouissant L’uomo che verra, de Giorgio Diritti, découvert ici il y a deux ans, serait enfin envisagée. Tout serait parfait, si ne planaient sur le cinéma italien les mêmes nuages qui menacent les industries artistiques européennes. Difficile, pour un pays dont l’économie dérive et où le chômage galope, de consacrer aux beni culturali la part nécessaire.
On ne peut donc que se réjouir, de constater que Jean A. Gili, délégué général, ait pu réunir, pour cette 30e édition du festival, autant d’œuvres récentes d’une telle qualité : entre compétition fiction, réservée aux première et seconde œuvres, compétition documentaire et films en avant-première, il n’y avait pas grand-chose à éliminer parmi les vingt-cinq titres proposés – on voudrait être certain d’obtenir le même échantillonnage avec une sélection française choisie dans les mêmes conditions. Un manque d’ubiquité décourageant nous contraignant à faire l’impasse sur l’une des compétitions, les documentaires ont été sacrifiés, à l’exception d’Il Mundial dimenticato (Lorenzo Garzella et Filippo Macelloni), hilarante évocation d’une Coupe du monde de football organisée en 1942, en Patagonie, entre Espagnols antifranquistes, Italiens de gauche réfugiés, sous-mariniers allemands en mission secrète et Mapuches locaux, arbitrée par le fils de Butch Cassidy : entre faux témoignages et fausse reconstitution, la supercherie est superbement menée, avec un sérieux digne des défunts Monty Python. Peu de chances, hélas, que le spectateur hexagonal puisse un jour découvrir cette petite perle, pourtant autrement savoureuse que bien des produits offerts.
Il n’y a pas beaucoup d’espoir non plus que les films de la compétition fiction, pas plus que ceux des années précédentes, deviennent accessibles, et c’est fort dommage (1). La première caractéristique de ces huit titres réside dans leur variété : comédie (Il pasticciere, Luigi Sardiello), polar glacé (Tutti i rumori del mare, Federico Brugia), tragédie de la dépendance (Tra cinque minuti in scena, Laura Chiossone), western apennin (Cavalli, Michele Rho), drame de la lutte des classes – si, si, elles existent encore (I padroni di casa, Edoardo Gabbriellini). La seconde tient dans la qualité de leur écriture : même si la conception collective, à quatre ou cinq scénaristes, n’est plus la règle, les jeunes auteurs manifestent une belle maîtrise dans la mise en place et l’engrènement des situations. Tutti i rumori del mare en est un bon exemple, dans lequel l’aspect « littéraire » (construction éclatée, commentaire intérieur) se double d’une recherche formelle réussie, justifiant le Prix spécial obtenu. Pour une fois, le Grand Prix a été attribué à une comédie, La kryptonite nella borsa (Ivan Cotroneo), dont la peinture chorale d’une famille napolitaine des années soixante-dix, père divaguant, enfants décalés, mère révoltée (Valeria Golino, toujours magnifique, Prix d’interprétation), est plus crédible que son équivalent moderne de Reality – grâce aussi au travail de Luca Bigazzi, le plus grand chef-opérateur italien actuel.
Pas de jeunes acteurs à ajouter aux découvertes passées, Alba Rohrwacher, Valentina Lodovini ou Vinicio Marchioni. Mais une performance de la part du protéiforme Valerio Mastandrea, qui apparaît dans trois films sur quinze, toujours parfait, qu’il soit commissaire (Piazza Fontana), employé municipal devenu SDF (Gli equilibristi, Ivano De Matteo) ou maçon un peu diminué (I padroni di casa) ; que sa réputation ne soit pas encore parvenue jusqu’ici n’empêche pas de le considérer comme le comédien italien le plus complet de la génération des quadragénaires, pas loin devant Pierfrancesco Favino, aussi à l’aise en chef d’entreprise (L’industriale, Giuliano Montaldo) qu’en anarchiste (Piazza Fontana).
Si la veine directement sociale semble aussi peu explorée par les jeunes cinéastes transalpins que par leurs équivalents français, la vieille garde (Montaldo, né en 1930), la moyenne (Daniele Vicari, né en 1967), et l’entre-deux (Marco Tullio Giordana, né en 1950) n’hésitent pas à tremper leurs mains dans le cambouis économico-politique. Le premier réalise, avec L’industriale, portrait d’un patron au bord de la faillite, son film le plus accompli depuis Sacco et Vanzetti (1971), mêlant histoires sociale et privée de façon convaincante : sans s’attendrir sur les états d’âme de son héros (qui, après tout, risque simplement de devoir revendre la BMW de madame), il jette quelques froides lueurs sur le marécage magouilleux de la finance et l’angoisse des ouvriers en attente d’expulsion. Le deuxième, Daniele Vicari, prix Sergio-Leone 2012, dont aucun des quatre titres signés depuis 2002 n’est sorti ici, réalise avec Diaz. Non pulire questo sangue un des plus impressionnants films sur la répression policière vus depuis longtemps. Revenant sur les manifestations contre le G8 de Gênes en 2001, il montre le massacre des occupants pacifiques du lycée Diaz, centre d’accueil des altermondialistes, par une compagnie d’intervention suréquipée. L’unanisme obligé – les personnages, étudiants ou flics, sont multiples – ne nuit pas à la clarté de la narration et l’invasion du lycée est aussi sanglante que le finale de Soldier Blue ; qu’il n’y ait eu aucun cadavre relevé demeure un mystère, tant les troupes de choc mirent de cœur à l’ouvrage. Même dix ans après (le film est daté 2011), il y a des événements qu’il convient de ne pas oublier.
Ce n’est pas un saut temporel de dix ans qu’effectue Giordana, mais de quarante-trois, avec Romanzo di una strage. Se souvient-on encore de la bombe posée dans la Banque de l’Agriculture, piazza Fontana, à Milan, le 12 décembre 1969 ? Par-delà les morts (17) et les blessés (88), l’attentat marque surtout le début des années de plomb. On savait, depuis Nos meilleures années (2003), l’auteur expert en reconstitution. Il le prouve derechef – mieux vaut ne pas comparer avec les protagonistes empaillés d’Après Mai. Avec ses scénaristes habituels, Stefano Rulli et Sandro Petraglia, il a parfaitement reconstruit l’embrouillamini des faits, les différentes infiltrations, les néofascistes noyautant les anarchistes, les anars noyautant les fachos et les services secrets noyautant tout le monde : on ne sait jamais qui dénonce quoi et à qui. Même si la sympathie de Giordana penche apparemment du bon côté, il montre sans fard les anarchistes – naïfs, bavards, irresponsables, comme le douteux Valpreda. Seul Giuseppe Pinelli (P. Favino), futur defenestré, échappe à la charge, comme, côté policiers, Luigi Calabresi (V. Mastandrea), commissaire (et futur exécuté) qui se méfie du théâtre d’ombres du Pouvoir et des procès-verbaux truqués. À l’instar des grands films politiques, Romanzo di una strage ne prêche pas, il fournit les faits, sans manichéisme, sans juger le panier de serpents, vite recouvert : bien que l’on ait tôt connu les responsables néonazis de l’explosion, la justice, après trente-trois années de procès, n’a jamais tranché. Au moins le film vient-il réanimer quelques fantômes.
- Notons toutefois, à l’usage des heureux Parisiens, que, du 14 au 17 décembre prochain, des films italiens inédits (titres non parvenus) seront projetés au cinéma Le Balzac (1, rue Balzac, Paris 8e).
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