Quand la vie d’un écrivain et d’un penseur qui fut aussi un ami est ainsi enserrée entre des dates, restent les souvenirs, source de mélancolie ou de joie, et les livres. C’est vers eux que j’aimerais diriger l’attention des lecteurs, surtout des plus jeunes, qui n’ont pas été contemporains des débats sur le marxisme, sur la nature de l’Union soviétique, sur la guerre d’Algérie, sur les promesses des mouvements révolutionnaires et de leurs formes d’organisation. Je pense d’abord aux Éléments d’une critique de la bureaucratie (Gallimard, coll. « Tel »), livre qui regroupait dès 1971 des articles publiés d’abord dans des revues, surtout Les Temps Modernes et Socialisme ou barbarie : l’analyse y est conduite à l’occasion de crises, d’interventions, d’événements ; elle s’y fait elle-même événement. On pourrait dire la même chose du précieux recueil d’articles qu’a regroupés Claude Mouchard sous le titre Le Temps présent, Écrits 1945-2005 (Belin, 2007).
Je dois aussi à Lefort et à son monumental Le Travail de l’œuvre. Machiavel (coll. « Tel ») d’avoir enfin pu lire le petit livre lumineux et déroutant de Machiavel, Le Prince, et cette lecture m’a éclairé et libéré : « En toute cité on trouve ces deux humeurs contraires : le peuple n’aime point à être commandé ni opprimé par les grands, les grands désirent commander au peuple et l’opprimer » (ce que Lefort nomme « la division sociale »), et : « Tous les prophètes armés furent vainqueurs, les prophètes sans armes déconfits » (qui m’a aidé à penser à Moïse – et à Trotsky). Apprendre à lire (Machiavel, Marx, tant d’autres), c’était en l’occurrence accompagner l’écrivain dans sa démarche, reconnaître les moments où sa pensée se retourne sur voire contre elle-même, comprendre à quelle réalité difficile à penser elle se mesure dans le travail d’écrire.
Mais peut-être, pour qui comme moi se sent écarté de la « philosophie politique » et intimidé par elle, faudrait-il aborder son œuvre par sa passionnante réflexion sur L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, Un homme en trop (Seuil, hélas actuellement indisponible), à la fois patiente et mue par l’émotion. Il lit les trois tomes de l’écrivain russe sans prétendre savoir tout cela d’avance (il avait cependant lu Victor Serge, Anton Ciliga, Kravchenko, et bien d’autres), mais en y poursuivant sa propre recherche de l’élucidation d’un régime où l’asservissement des hommes a une place centrale, où le pouvoir prétend « incarner » la société et son unité, grâce à une idéologie portée par des convaincus à la conscience « imperforable », jusque dans les camps où ils sont déportés. Lefort y prend au sérieux le sous-titre « Essai d’investigation littéraire ». Il décèle le point de vue qui anime le regard de l’écrivain, soucieux de coïncider avec la conscience de celui qui est en bas de l’échelle, le « trimeur ». Attentif avec lui aux paroles singulières des personnes, il l’est aussi aux révoltes collectives (rapportées dans le troisième tome) dans lesquelles le désir de liberté et de justice surgit d’un monde désespérant et délibérément désocialisé, quand l’écrivain, en les rapportant et les analysant lui-même, affirme son approbation de la violence révolutionnaire (le couteau destiné à tuer les mouchards, instrument de libération), cet écrivain que paresseusement on s’est souvent empressé de considérer comme un fieffé réactionnaire. Pour Lefort, l’œuvre littéraire n’est pas univoque ni linéaire, elle témoigne du mouvement d’une pensée qui s’applique aux figures de la réalité, sans les soumettre à un dessein conçu d’avance, ni bien sûr à une doctrine. De même pour lui, l’Histoire n’est pas écrite d’avance, et c’est au déchiffrement du présent, à l’occasion des événements politiques et sociaux, que sa réflexion s’applique, tout en se développant à son rythme.
J’étais proche de Lefort – jusqu’à d’occasionnelles brouilles – par l’aptitude à la colère : non la colère comme approbation donnée à ses propres humeurs, mais comme rupture qui peut rendre libre de voir et de penser : rompre avec les idéologies, les sectes, les doctrines, les fausses autorités, avec une opinion qu’on a soi-même soutenue par faiblesse ou par précipitation.
Pierre Pachet
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)