Après Louis Gernet, après la génération du « centre Louis Gernet » (Vernant, Vidal-Naquet, Detienne), c'est souvent dans la direction « anthropologique » que s'orientent ces travaux, dont ceux de Florence Dupont sont les plus remarquables, les plus riches en questions, à côté de ceux, également dérangeants, de Paul Veyne. Depuis par exemple Anthropologie de la Grèce antique de Gernet (Maspero, 1968), cette approche consiste à exhumer des types de comportements ou de relations humaines « archaïques » (fêtes paysannes, hospitalité, droit et « pré-droit ») qui, dans une société, sont au fondement de phénomènes qui apparaissent bizarres ou incompréhensibles sans eux.
Pour récapituler son parcours, et le relancer, Florence Dupont a choisi le terme d'« écarts », au pluriel. Dans ces entretiens fortement réécrits, elle rappelle ses origines fille naturelle du grand spécialiste de Rome Pierre Grimal et d'une mère professeur communiste, elle s'est sentie vouée à sortir du rang, à innover. Ce qui n'est pas allé sans conformismes et anticonformismes, bref des ismes de toutes sortes : anticolonialisme, féminisme, théorie du genre. Cependant, c'est bien dans l'étude de la Rome antique qu'elle s'est illustrée elle aussi, sans s'y cantonner et en bousculant des habitudes, y compris les siennes propres. De ses années de formation, elle a gardé le goût aussi bien de la recherche soigneusement documentée (disons « philologique ») que du travail collectif et égalitaire. D'où la création de groupes de recherche et la direction de thèses dont elle a l'art et l'énergie de défendre les auteurs dans leurs carrières, et d'assimiler les idées. En ce sens, en dépit de son brio et de son originalité souvent ébouriffée, elle veut être moins un « patron » qu'une égale.
Elle vise à détourner l'attention des chercheurs des textes, qu'une longue et vénérable tradition enseigne à lire et étudier en eux-mêmes, pour leur valeur ou leur facture, vers les pratiques propres à chaque groupe humain, dans lesquelles ces textes sont pris et dont ils portent témoignage : échanges, rituels, façons de cuisiner ou de manger, de chanter, d'exprimer le deuil, de jouer. Elle revient ainsi sur son étude du festin romain, la cena, à partir du Satiricon (Le Plaisir et la Loi, Maspero, 1977) : non pour reconstituer les recettes de cette cuisine, mais pour défaire par exemple le mythe, déjà courant à Rome, d'une frugalité des anciens temps opposée à l'excès de luxe de la cuisine de la Rome conquérante. Ce luxe est selon elle inhérent au banquet (à distinguer du sumposion grec, dans lequel il s'agit de boire en respectant certaines règles), à comprendre comme « toujours destiné aux autres », « dans un système de don et de contre-don », ruineux par principe. Elle relève le goût du mou et du goûteux : « les Romains engraissent du gibier capturé et castrent les porcs et les volailles. Les plats les plus fins, car les plus mous, sont la tétine de truie... ou encore la vulve de truie castrée à la sauce d'oursin ». Cette classification est structuraliste dans sa méthode ; mais elle s'intéresse aussi au lard et aux nourritures qui brouillent les frontières : « le laridum est extrêmement dur et incomestible ; il doit être bouilli pour être brisé, ramolli et devenir onctueux et mou ». Et aussi ce condiment essentiel qu'est le garum, « liqueur d'entrailles de poisson pourries, puante, mais stabilisée par une grande quantité de sel afin qu'elle ne se défasse pas totalement et garde son goût puissant ». Elle distingue, différencie, revient sur ses pas, infatigable mais toujours aussi affirmative : « à table les hommes mangent essentiellement du symbolique ».
Second domaine, la sexualité, ou ce que nous distinguons et nommons ainsi. Là aussi, il s'agit de « faire bouger la réflexion », de ne pas importer dans une culture des catégories qui ne la concernent pas. Elle évoque drôlement la soutenance d'une thèse qui citait l'épisode de Nisus et Euryale dans l'Énéide, qui selon le candidat, Thierry Eloi, n'a pour fonction que de rappeler que le poème est composé « à la suite d'Homère ». « Un membre du jury, pourtant une linguiste, lui posa, sans rire, la question : "Mais enfin, Nisus et Euryale ont-ils couché ensemble, ou non ?" Nous avons échangé un regard désolé. » La curiosité moderne sur ce point est en effet irrépressible ; il faut cependant la contenir, sans quoi on ne perçoit justement pas l'« écart » que la modernité ne cesse d'écraser, mais qui la hante.
Le plus novateur peut-être, dans le travail de Florence Dupont, tient au mouvement qui pousse cette latiniste à reconsidérer les réalités grecques à partir de ce qu'elle a compris en étudiant leur adaptation au contexte romain, si différent dans ses rituels, ses dieux, ses formes de socialité ; en défaisant aussi le couple Grèce-Rome, montrant que « la Grèce », jusque dans son nom, est une invention romaine ; et bousculant le mythe des « langues indo-européennes », voire d'un « peuple » indo-européen. Ainsi, c'est à partir de la tragédie et de la comédie romaines (elle a traduit Plaute, Sénèque) qu'elle s'attaque aux tragédies grecques. Dans Aristote ou le vampire du théâtre occidental (Aubier, 2007), elle avait selon moi démontré le mal qu'avait causé à la compréhension des tragédies la lecture de la Poétique d'Aristote, qui avait réduit ces spectacles rituels à des textes, alors qu'ils consistaient avant tout en des chants choraux (cf. QL n° 957).
Elle poursuit ici sa recherche et, à la suite de Nicole Loraux, montre comment les tragédies s'organisent dans l'alternance du chant de deuil, avec « la musique déchirante de l'aulos » (la flûte), et le chant viril et vengeur du héros, soutenu par la lyre, même si ce chant est souvent confié paradoxalement à un personnage de femme, comme Médée. Sur ces points, les discussions sont assez techniques, il est vrai, mais passionnantes. Elles reconstituent un spectacle chanté (même si nous en avons perdu la partition musicale), avec des formes obligées, des surprises, des inventions. C'est la force même du théâtre que Florence Dupont cherche à retrouver, quand il n'est pas ennuyeux, « culturel », mais suppose que le public connaisse les règles, les formes imposées, et apprécie les inventions, les tours de force, les renversements, comme le fait par exemple le public d'un match de football ou d'un spectacle de commedia dell'arte. La tragédie athénienne n'est plus un spectacle politique et « civique » (comme l'ont cru Vernant et Vidal-Naquet), mais une réalisation rituelle (le culte de Dionysos), où le public s'émerveille devant les audaces du poète qui transforme les mythes bien connus pour en faire surgir des chants bouleversants.
Le livre veut modifier nos idées sur ce que sont un personnage, un masque (centre du théâtre antique), une voix (« la seule réalité au théâtre est la "voix" »). Pour cela, l'auteur cherche à élargir l'ethnomusicologie en « ethnopoétique », resituant les diverses énonciations dans des pratiques, y compris les pratiques de lecture, variées elles aussi.
Refus de la « littérature » comme art suprême du langage, écrasant tous les autres modes de jeu et de partage, donc. Refus aussi, au nom des « écarts » entre les pratiques, y compris dans une même société, de l'universalisme. « Je ne connais pas d'énoncé universel qui ne soit au service d'intérêts particuliers. » Je trouve que cette phrase ressemble furieusement à un « énoncé universel ». Au service de quels intérêts ? De la passion de connaître, de remettre en cause, d'avancer. Fougue admirable, précipitation. Aux lecteurs, selon leurs capacités et leurs goûts, d'adhérer ou de temporiser, ou de tempérer.
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