Ces vers – et d’autres aussi saisissants – ont été traduits en chinois par Shen Baoji en 1957, à une période de brève libéralisation (les « cent fleurs », selon le slogan de Mao). Le livre de Yang Yuping retrace le destin des vers de Baudelaire dans l’esprit et l’œuvre de jeunes poètes que cette lecture quasi miraculeuse a orientés dans leur propre travail. Parmi d’autres, le beau récit de Dai Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise (Gallimard, 2000), avait permis de comprendre ce qu’était le désir de livres occidentaux dans un pays qui les avait bannis : les « jeunes instruits » envoyés dans de lointaines campagnes, héros de Dai Sijie, découvraient avec enthousiasme Le Comte de Monte-Cristo et Le Père Goriot, qui leur ouvraient un autre monde, et leur propre monde.
Les poètes chinois qui lurent Baudelaire, et en furent inspirés au long des années, y trouvèrent la force de renouveler leur art, et une voie, souvent douloureuse, vers la liberté. On ne suit pas sans effroi le trajet de Guo Shiying, fils de l’intellectuel très officiel Guo Moruo. Guo et ses amis se réunissent pour lire, car, par leurs parents, ils prennent connaissance de livres inaccessibles – Nietzsche, Freud, Trotsky, Dostoïevski, Hemingway, Kerouac, Salinger et Baudelaire –, et discutent de sujets tabous. Les deux amis de Guo resteront incarcérés quinze ans. Lui-même, après un an de rééducation par le travail, meurt en 1968 – lors de la révolution culturelle – « après avoir été sauvagement torturé et être tombé du troisième étage d’un immeuble ».
Confrontation inattendue entre le poète français et le désir d’expression et de liberté de penser des jeunes gens, et de tout un peuple, opprimés par un pouvoir acharné à faire leur bonheur, et en réalité à confisquer le plus intime de leurs vies.
Le livre de 1957 comprenait, outre quelques poèmes, la traduction d’un article d’Aragon, poète communiste donc toléré, mais aussi poète, et grand connaisseur de l’art poétique français. Sous le titre (légèrement fautif, « ou » au lieu de « et ») « Des plaisirs plus aigus que la glace ou le fer », Aragon justifiait et exaltait la tâche que s’est donnée Baudelaire d’« ennoblir les choses les plus viles ». À partir de l’œuvre de quelques jeunes poètes chinois qu’on peut rattacher à la « littérature souterraine » et à la « lecture souterraine » des années 1970, Yang Yuping cherche à relever des emprunts, des influences, des analogies. Travail difficile, pas toujours probant, d’autant que les deux langues et les deux traditions poétiques sont tellement éloignées. Ces poètes persécutés « continuent d’écrire en secret – en prison, en camp de travail ou de rééducation ». Ils ont été saisis par les vers de Baudelaire. Ainsi d’un poète de Chongqing, selon un témoignage publié dans les années 1990 : « Son expression favorite (il la cite presque chaque fois qu’il explique la littérature) est le vers de Baudelaire traduit par Chen Jingrong : « Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ». Curieusement, dans le pessimisme et le désespoir de Baudelaire devant le monde bourgeois, ces jeunes gens reconnaissent leur propre dégoût devant les traitements qu’ils subissent de la part de la propagande et des manipulations maoïstes à grande échelle. Baudelaire (avec d’autres écrivains, bien sûr, comme Lorca) représente à leurs yeux l’exigence de vérité des émotions et de perfection formelle sans asservissement dont ils rêvent.
Finalement, à côté des traductions et des emprunts, les poèmes les plus forts que cite cette étude, à la fois en traduction française et dans le texte, n’ont souvent qu’un rapport latéral avec ceux des Fleurs du mal. Ainsi, le puissant poème de Mang Ke, « Le ciel » : « Le Soleil se lève,/Le ciel est ensanglanté/Tel un bouclier » a sa valeur et sa violence propres mais il n’est en effet pas absurde de le rapprocher du vers de Baudelaire « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige ». L’audace de l’image rejoint ici le désir de ce poète chinois de porter atteinte à l’icône maoïste du soleil (« L’Orient est rouge, le soleil se lève,/La Chine a vu naître Mao Zedong… »), et de libérer en soi ses propres images. Comme le soleil, la mort aussi est transfigurée chez Baudelaire : « C’est la clarté vibrante à notre horizon noir » (« La mort des pauvres »). Quel puissant encouragement à se libérer des conventions et des slogans !
Parmi les poètes mentionnés dans cette étude, le plus connu en France est sans doute Bei Dao, plusieurs fois cité pour le prix Nobel (certains de ses recueils ont paru aux éditions Circé : Au bord du ciel, Paysage au-dessus de zéro). Acceptation du malheur et de la conscience que le poète lui oppose : on comprend comment cette double attitude a pu inspirer ces poètes. Yang Yuping cite l’étude sur Théophile Gautier : « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme. » Rythmes et cadences chinois sont certes tout autres ; mais on est étonné et presque heureux de cette étonnante transmission à distance.
Je note que l’une des sources d’information sur la littérature « souterraine » des années 1970 en Chine vient d’un recueil de témoignages (non traduit en français) rassemblés par le remarquable écrivain Liao Yiwu et publié en Chine en 1999. Poète, romancier, musicien, Liao est l’auteur d’un témoignage insolent et âpre sur le goulag chinois, Dans l’empire des ténèbres (François Bourin, 2013), qui devrait trouver des lecteurs en France, pays où nombre d’intellectuels ont été indulgents envers les horreurs du maoïsme. Évadé de Chine, Liao vit aujourd’hui à Berlin.
Pierre Pachet
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