Le texte qu’il avait rédigé à Moscou en 1944-1945, pour témoigner des souffrances infligées par les nazis aux populations juives et non juives de Lituanie, devait servir à nourrir d’abord sa déposition au procès de Nuremberg (il parla, en russe, en février 1946), puis sa contribution au Livre noir sur l’extermination, livre dont Staline finit par interdire la publication, jugeant le recueil de témoignages « nationaliste » parce qu’il mettait au premier plan les victimes juives. Le Livre noir fut publié plus tard en Israël, en Russie, en France (chez Actes Sud). Le récit du martyre des Juifs de Wilno (actuellement Vilnius), rédigé en yiddish, avait été partiellement traduit en français en 1946, puis complètement en 1950, par l’association des anciens Vilnois. Cette nouvelle et très soigneuse traduction, préfacée par Annette Wieviorka et complétée par une préface documentée et claire et des notes précises du talentueux traducteur Gilles Rozier, rend accessible ce texte terrible et capital.
La persécution et l’extermination des Juifs par les nazis et leurs aides (la Wehrmacht et une milice lituanienne, Ypatingasis burys), on le sait désormais et on le vérifie, se produisit par étapes à partir de juillet 1941 : marquage des populations avec des « étoiles » de différentes formes, parquage dans des « ghettos » (deux à Wilno ; les nazis avaient ressuscité ce terme italien médiéval), massacres au hasard, travail forcé censé éviter la mort, dans des ateliers ou dans des camps en Estonie, lieux d’exécution systématique (Ponar, à 15 km de la ville, tristement célèbre), dénonciateurs occasionnels ou professionnels, tortures, humiliations et sévices devant lesquels la parole et la plume se rétractent. Sutzkever, pour échapper à l’arrestation, propose sa montre à un SS. « Le SS éclate de rire, fourre sa main dans sa poche et en tire une dizaine de montres, qu’il me tend comme s’il était question de me les vendre. “À Poniewiez, un Juif voulait me donner une maison de deux étages, toute neuve, à condition que je l’achève plus vite…” (1) ». Puis, en septembre 1943, sur l’ordre de Himmler, l’exhumation des corps des victimes – plus de cent mille à Ponar – pour les faire brûler par des brigades de Juifs eux-mêmes promis à la mort, de façon à ne pas laisser de traces du crime.
Sutzkever, poète et combattant, animé d’un esprit de vengeance et de vérité, n’hésite pas : il raconte et décrit avec une précision souvent chiffrée, cite les noms des victimes, des savants, des héros qu’il ne veut pas laisser anonymes, donne la parole à d’autres témoins. Et Gilles Rozier cite opportunément les poèmes qui font vivre des moments que le rapport en prose situe dans une composition ordonnée. Avec Sutzkever, la vie juive sous la menace de mort renaît, avec ses bibliothèques, ses écoles, son imprimerie, ses institutions sociales, ses concerts, le tout clandestin, son désir de vivre en dépit de tout. Avec aussi, à partir de décembre 1941, la révolte armée, ici comme à Varsovie, décidée par des jeunes, sionistes ou communistes, qui veulent éviter l’extermination totale ou au moins, quand il apparaît que ce n’est pas possible, riposter les armes à la main (des armes introduites clandestinement, achetées à l’extérieur, avec l’aide de la résistance communiste non juive, aide que le texte, rédigé à Moscou, exagère peut-être), et donc sauver l’honneur du peuple juif, notion nouvelle, née de la nécessité et d’une sorte d’espoir au sein du désespoir.
Ces deux points provoquent l’admiration, et une sorte de stupeur. Comment par exemple, dans des conditions aussi misérables, angoissantes et avilissantes, des enseignants surent-ils se dévouer pour enseigner avec ferveur des matières profanes (et jusqu’aux disciplines artistiques) et religieuses à des enfants qui ne devaient pas survivre ? On sait que dans le « camp des familles » d’Auschwitz aussi un tel enseignement fut donné, dont témoignent Otto Dov Kulka (qui fut l’un de ces enfants) dans Paysages de la Métropole de la Mort (voir QL n° 1 078) et Otto B. Kraus, qui encadra ces enfants, dans son récit mêlé de fiction Le Mur de Lisa Pomnenka, complété par un essai éclairant de Catherine Coquio, « Le leurre et l’espoir » (L’Arachnéen, 2013).
Et comment apprécier dignement l’héroïsme – car il s’agit là d’autre chose que de courage – de ceux qui, à mains nues, hommes, femmes, vieillards, enfants même, se dressèrent contre des ennemis lourdement armés et résolus à les anéantir, pervers et souvent cruels : ces héros n’étaient forts que de leur désespoir, de leur rage, de leur désir de vengeance. Ils annoncent la révolte du ghetto, dont on doit au moins mentionner les dirigeants : le cordonnier communiste Itsik Vitenberg, qui en 1943 se livra aux nazis en espérant sans doute éviter des représailles encore plus atroces sur la population ; Sutzkever lui-même ; et Aba Kovner, poète, sioniste de gauche, qui succéda à Vitenberg, rejoignit dans la forêt le groupe de partisans juifs Nekome (« Vengeance »), puis émigra en Palestine où il prit part à la guerre d’indépendance. Mais pas les dirigeants seuls : ainsi apparaît Zalman Titkin, « un garçon de seize ans qui avait perdu père et mère lors de la première rafle », et « appartenait à la section littéraire du Club des jeunes ». Il projette de faire sauter le bâtiment de la Gestapo, ce que l’Organisation désapprouve ; puis il dérobe des munitions dans un wagon plombé, et se fait prendre…
Sutzkever se souvient d’eux, de leurs actes, de leur mort souvent atroce. Le récit qu’il rédige à Moscou, et que nous lisons, est animé par un paradoxal et brûlant amour de la vie de ceux qu’il a connus et aimés.
- Poniewiez, c’est la petite ville où ma mère fut enfant puis adolescente.
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