Celui qui regarde ainsi a onze ans. Déporté de Tchécoslovaquie à Theresienstadt puis à Auschwitz, comment se fait-il qu’il soit encore en vie ce jour-là ? Devenu un historien réputé de l’extermination des Juifs, l’auteur s’était jusqu’à présent consacré à des études minutieuses et documentées de ces événements, des enchaînements de causes, des décisions qui avaient entraîné le désastre, quand on peut les connaître. Dans un article scientifique placé en appendice de son livre, il explique le mystère ou le miracle très rationnel de sa survie : le « camp familial » d’Auschwitz, où les familles venues de Theresienstadt n’étaient pas séparées, les détenus n’étaient ni tondus ni tatoués, avait été institué, sans doute sur l’ordre d’Eichmann, à l’été 1943, pour duper la Croix-Rouge internationale de Genève en lui faisant croire qu’il était possible d’envoyer des colis aux détenus d’Auschwitz, et même de leur rendre visite. Cette manœuvre réussit. Une fois les visites effectuées, les détenus étaient exterminés.
Comment Otto Kulka réussit-il alors à survivre ? Lors d’une sélection, alors qu’il tente, âgé de onze ans et demi, de se joindre à un groupe d’hommes valides et d’échapper à la mort certaine en prétendant avoir quinze ans, inexplicablement un garde « terrifiant », dont la photo figure dans le livre, « connu pour sa cruauté, hésite un instant puis balance sa grosse main vers moi, indique le groupe de jeunes, et dit : Hau ab ! Fiche-moi le camp ! » Et Kulka reste vivant jusqu’à la libération du camp, le 18 janvier 1945.
Ce livre est sidérant, et comme sidéral. À présent, l’auteur revient aux faits tels qu’il a pu les vivre, en être le témoin ou la victime, aux impressions, aux images ou aux rêves qu’ils ont suscités en lui. Ou à des poèmes ; certains écrits en tchèque et préservés avant l’entrée dans la chambre à gaz ; ou les poèmes hébraïques visionnaires de son ami Dan Pagis, parmi lesquels celui-ci, qui correspond étroitement à ce que fut la situation de l’auteur, quand il roulait dans un wagon vers Birkenau : sa mère griffonne sur un papier, avec l’adresse de sa sœur restée en Bohême, ces lignes (inscrites devant le wagon que l’on voit à Jérusalem devant le mémorial de « Yad vashem ») : « ici dans ce wagon/je suis ève/ avec abel mon fils/si vous voyez mon autre fils/caïn fils de l’homme/dites-lui que je… ».
Avec le sous-titre « réflexions sur la mémoire et l’imagination », il fait place, à côté des descriptions précises de ce qu’il a vu alors, ou lors de visites ultérieures à ce qui restait du camp, à un « langage métaphorique », par exemple « la Métropole de la Mort », « métaphores de ce qui à l’époque semblait se développer en un ordre mondial », écrit-il. La « Grande Mort », « la loi immuable de la mort », ces expressions d’une « mythologie privée » invitent le lecteur à essayer d’appréhender la différence entre la mort, qui limite et définit l’existence humaine, et la loi de la mort que les nazis avaient instituée pour ceux qui selon eux ne méritaient pas de vivre.
De scène en scène, d’image en image, les phrases d’Otto Kulka nous pénètrent avec une terrible douceur, une sorte de délicatesse précise dans la recherche de mots adéquats ou acceptables – c’est ici qu’on voudrait rendre hommage au talent scrupuleux du pieux traducteur français, Pierre-Emmanuel Dauzat. Par exemple lors de la première visite, en 1978, de l’adulte au lieu où avait été le camp de son internement d’enfant. « Ce n’était plus un paysage d’enfance, c’était un paysage de – je n’ai pas envie de dire le mot – mais c’était un paysage cimetière, l’enterrement d’Auschwitz. Auschwitz avait été enterré. Enterré mais néanmoins expansif, comme une sorte d’immense tombe, d’horizon en horizon. » Au lecteur d’être assez patient et réceptif pour tenter d’imaginer et de comprendre l’inexplicable, en recevant ces images, en accueillant en lui l’ébranlement qu’elles continuent à effectuer dans l’esprit de l’auteur, qui reste cependant calme et concentré.
« On n'échappe pas à la beauté, au sentiment de la beauté... »
L’un des éléments les plus énigmatiques du livre, ou de l’expérience de son auteur, tient à sa découverte du beau, un beau dont il ne sait s’il est souffle de liberté, ou « sarcasme extrême ». À travers la culture : quand il apprend, avec d’autres enfants, à chanter l’Ode à la joie de Schiller, dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, ou quand un jeune détenu lui offre Crime et Châtiment. Ou quand plus tard, réfléchissant en adulte à ce que furent ses derniers mois au camp, il semble comprendre, au-delà de la loi nazie, l’existence d’une « terrible justice broyant les menus méfaits dans la meule du mal suprême qui se trouve au-delà », et que cette intuition lui est donnée par la lecture de récits de Kleist tels que Michael Kohlhaas, que Kafka aimait tant. Ou, plus troublant encore peut-être, le « ciel bleu de l’été 1944 à Auschwitz-Birkenau ». « La couleur est la couleur de l’enfance, une couleur d’innocence, une couleur de beauté. Et c’est aussi une loi immuable à laquelle on n’échappe pas. On n’échappe pas à la beauté, au sentiment de la beauté à l’apogée et au sein de la Grande Mort qui gouverne tout. » Il y a des pages comparables – avec un humour non moins énigmatique – chez Imre Kertész.
Pierre Pachet
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