La pensée philosophique de Claude Lefort (1924-2010) s’est élaborée au cours des années selon un itinéraire très original. Découvrant la philosophie au lycée Carnot à travers l’enseignement de Maurice Merleau-Ponty, qui l’encourage et le protège, il est actif dans un groupe trotskyste, ce qui ne l’empêche pas de critiquer « La contradiction de Trotsky » dès un article des Temps modernes de 1948. Il animera ensuite avec Cornélius Castoriadis le groupe de réflexion « Socialisme ou Barbarie », dont il se sépare pour marquer son désaccord avec l’increvable fantasme d’un parti qui penserait à la place des masses. C’est d’ailleurs sur ce même thème que Sartre s’en prend à lui dans une longue « Lettre à Claude Lefort » de 1953 où il lui reproche avec véhémence de ne pas comprendre que « le Parti » (communiste) est l’incarnation de « la classe » (ouvrière). À cette occasion, Sartre avait été tenté d’expliquer cette résistance m’a dit Lefort en la rapportant à sa « bâtardise ». Merleau-Ponty l’en avait dissuadé. C’est à peu près à ce moment que Sartre (alors en pleine période d’« ultra-bolchevisme ») et Merleau-Ponty se séparent définitivement, à cause de leur désaccord politique.
Puis Lefort, tout en continuant à s’engager dans les débats idéologiques nés du marxisme et du mouvement ouvrier, rédige sa thèse monumentale sur Machiavel (auteur de prédilection de Merleau-Ponty) et les difficultés de son interprétation (Machiavel. Le travail de l’œuvre, Gallimard, coll. « Tel »). C’est l’émergence d’un mouvement de défense des droits de l’homme dans les pays communistes (URSS, Pologne, Tchécoslovaquie) qui contribue entre autres à réorienter sa réflexion vers ces questions souvent négligées par Marx et par le marxisme : d’où ses ouvrages Un homme en trop, sur Soljenitsyne (Seuil), et L’Invention démocratique (Fayard). Parti d’une réflexion sur le mouvement ouvrier et le type de direction bureaucratique puis autocratique qui en était issu, il se tourne finalement – dès ses cours de l’université de Caen des années 1970 – vers l’élucidation du type de pouvoir non incarné dans une organisation ou dans un homme, qui est caractéristique des sociétés et des régimes démocratiques.
À la fin de sa vie, Claude Lefort sentait s’imposer à lui des moments de son enfance et de son adolescence, qu’il pensait avoir été décisifs dans sa formation, dans sa capacité de résistance à diverses formes d’autorité. Il aurait voulu les rédiger lui-même, les écrire au sens fort du terme, lui qui était passionné d’écriture, mais les forces lui manquèrent. Nous publions ici, avec l’autorisation de son fils Éric Lefort, la transcription de l’enregistrement de conversations amicales que j’ai eues avec lui. Le titre, « Traces de Claude Cohen », est celui qu’il avait l’intention de donner à l’évocation de ces moments. On n’y lit pas un texte de lui, mais on y entend sa parole, gouailleuse, tranchante, émotive. Ces scènes intimes dont la force revient sont traversées par l’Histoire, et par une pensée en action.
Fils de Rosette Cohen (1884-1959), petits-fils de Félix Cohen, premier Conseiller d’État juif sous Napoléon III, Claude et son frère Bernard, plus tard journaliste connu, avaient paradoxalement hérité de ce nom sans être à proprement parler juifs, pas plus que ne l’était leur mère. C’est de la longue liaison entre elle et le docteur Charles Flandin (1882-1955) – frère aîné de Pierre-Étienne Flandin qui fut député de l’Yonne et brièvement ministre des Affaires étrangères du maréchal Pétain – que naquirent les deux garçons que leur père, marié par ailleurs, ne pouvait reconnaître légalement. Ils portèrent donc le nom de leur mère.
Le lecteur en sait assez à présent.
Pierre Pachet
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