L’Art (d’être) idiot commence hors littérature et peut-être hors du monde, sur une habile « ouverture » en forme de récit ou de portrait exemplaire. Hors norme, solitaire, décalée, la vie du sculpteur et plasticien Trémeur Vairé contient la thèse même de l’ouvrage de Pierre J. Truchot : la pensée de l’idiot ne se comprend qu’après coup, dans la puissance de l’évidence qui l’a mené à ce geste, souvent sans causalité visible, sans code, sans formation, dans une liberté radicale. L’idiot agit sans. Cet arbre, posé ainsi, cette installation naturelle sur l’eau d’un lac chez Jake Williams, autre idiot sérieux, ce tableau, ce dessin, ces œuvres réalisées sans autre ambition que d’être elles-mêmes, échappent à l’habitude, à l’attente, à la mode. Elles se réalisent dans le silence.
Qui est l'idiot ?
Ce très beau prélude – presque une nouvelle – redéfinit ainsi par l’incarnation le sens de cette apparente absence d’intelligence : il nous mène, par les chemins du respect et d’une forme d’empathie, à cet espace mental inconnu, territoire opaque aux étrangers, où la décision se forme sans qu’aucune loi, sans qu’aucune expérience ou connaissance du comportement ne puisse en prédire la survenue et encore moins l’expliquer, et dont l’intelligence éclate après coup. L’idiot, et cela le distingue de la plupart d’entre nous, en cohérence totale avec lui-même, agit ce qu’il doit agir. Il est force de résistance, sans y penser vraiment, chez Melville (Bartleby) ; son authenticité fracture les codes chez Dostoïveski (L’Idiot) ; il est le solipsisme incarné chez Beckett (Watt), le décalage et la drôlerie chez Hamsun (Mystères), l’invention poétique par l’empathie pour les arbres dans une bande dessinée d’Anne Herbauts : à chaque fois, sa puissance désarme le monde social. Il est souvent, sinon heureux, du moins entièrement à ce qu’il fait, porteur d’une indifférence qui annule l’existence même d’un tissu social normé. Face au jugement d’une collectivité en état de sidération, il passe, il édifie, il tranche, il voit ce que personne ne voit, il rit à contretemps et ne perçoit qu’imparfaitement le rire qui lui est adressé.
L'idiot dans la pensée et les arts
À partir de ce premier constat, Pierre J. Truchot tisse, assez librement et sans souci d’exhaustivité – on pourra être surpris de ne pas trouver ce que l’on cherchait, comme Les Travailleurs de la mer, Des souris et des hommes, Des fleurs pour Algernon ou encore Forrest Gump –, des liens de fraternité, de familiarité entre de nombreuses figures littéraires ou poétiques : il s’agit moins de comparatisme que d’un suivi très fin et joliment patient des variations de la figure de l’idiot dans l’histoire de la pensée, telle que peuvent la révéler le roman, la poésie, le cinéma (un excellent chapitre est consacré à Jacques Tati) et, dans le temps présent, certaines formes d’art scénique. De Dostoïevski à Walser, dont Pierre J. Truchot souligne à maintes reprises la « fraternité », par la citation, par la décoction lente et l’entrelacement des textes, on avance vers l’idée d’une singularité formulant, contre les vents et marées de la norme, l’édification d’un système de règles propre à l’idiot seul. Ce phénomène rapproche l’idiotie d’une forme d’indépendance, de sagesse, mais aussi de douce folie, sans jamais pourtant l’y réduire. Même dans sa définition, l’idiotie reste ingouvernable.
L’idiot, chez Walser, mais aussi chez Hamsun, ne peut exister, selon l’auteur, sans quelque chose qui dépasse l’inertie et la résistance à l’ordre mécanique des comportements humains : il est pure puissance négative par refus tacite de ce qui n’est pas son système de règles. Il déhiérarchise ; tout lui est égal, prince, paysan, il leur sourit de même ; il est à lui seul la révolution et son résultat. Sans agressivité, il agit, rêve et fantasme dans et à côté du groupe social qui l’a défini comme « idiot » et, ce faisant, il la tue par (in)différence. Cette manière d’explorer la notion et la figure de l’idiot par cercles concentriques, par déplacements ou par docte démonstration fait de cet essai un montage et un collage qui s’autorise des retours, des « précisions », voire des répétitions volontaires. Ce montage même fait sens, en particulier lorsque, sans crier gare, l’on passe d’une série d’exemples littéraires à une figure réelle.
C’est une des forces de cet essai : faire surgir ces outsiders, ces artistes perdus, ces performeurs de rue sans domicile fixe, dans le prolongement des personnages-concepts proposés par les fictions ou par certaines hypothèses philosophiques, comme celle du doute radical chez Descartes. Ainsi de Miroslav Tichý (belle découverte), de Moondog et de bien d’autres qui semblent soudain des philosophes idiots en acte, autrement dit des incarnations de ce que les présocratiques et les socratiques demandaient à la philosophie : agir dans le monde réel en fonction de l’organisation de sa pensée et en cohérence avec elle. L’idiot devient, on le comprend au fil des pages, un cas particulièrement fascinant sur le plan concret. L’idiot est à la fois, pour l’œil philosophique, la théorie et la pratique et, pour l’idiot, la question de cet écart ne se pose pas.
L’unicité d’une telle singularité relève de la bombe à fragmentation pour la société réglée qui le « contient », dans tous les sens du terme. Cela rend d’autant plus fort le travail d’étude de l’idiotie, vue de l’intérieur, tel que le propose la seconde partie de l’ouvrage, s’appuyant sur la singularité et l’autorégulation solipsiste définie en première partie. L’empathie de l’idiot avec le monde naturel, la temporalité spéciale et la « compréhension intuitive de l’absolu » qui sont les siennes modifient de fait le fondement rationnel des catégories a priori de l’entendement. Ici, les facultés font ce qu’elles veulent à l’intérieur d’un système de perception et de réception de l’univers qui est entièrement détourné de la question de l’identité et du moi au profit d’une sorte de « on » (que l’on retrouve dans le cas clinique raconté par Henri Bauchau dans L’Enfant bleu où, chez le patient, le « on » se substitue au « je »). L’idiot ne se regarde pas vivre, il vit, il est radicalement un être non réflexif, il disloque la question même du jugement et de la pensée. Problème : cette révolution est isolée, l’idiot ne peut féderer un groupe (sinon selon une dynamique de fondation et par provocation, comme on peut le lire dans l’entretien avec Valérie Deshoulières à la p. X de ce même numéro).
Il fallait donc encore approfondir ce que serait l’idiotie pure, et peut-être en basse continue, ce que serait la pureté d’exister selon l’idiotie, telle que Beckett a pu la dire dans ses textes romanesques et dramatiques. Loin du sérieux des doctes assemblées, l’idiot constitue à son échelle, celle de l’individu, une forme de « micro-politique » par laquelle il fait exister des espaces de résistance aux flux multiples du contrôle et de la surveillance. Créateur de langages nouveaux et parfois inaudibles, l’idiot devient, chez Dada (Hugo Ball, Tristan Tzara), une figure centrale de protestation et de provocation contre l’autre idiotie, celle de la guerre, dont l’héritage se fait sentir chez des artistes ou performeurs d’aujourd’hui : Julien Berthier, Claude Magne, Arnaud Labelle-Rojoux, Jacques Lizène, Jean-Pierre Brisset, autant de singularités sidérantes qui viennent perturber, comme un tourbillon de rive, le courant général des perceptions et des certitudes. Paradoxe de ce livre empathique, tendre et délicat : les singularités impossibles à fédérer se trouvent ici connectées les unes aux autres, constitutives non d’une communauté mais d’un effort arborescent de la pensée pour atteindre l’universelle valeur d’une altérité unique.
Luc Vigier
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