Luc Vigier : Thierry Smolderen, vous travaillez depuis plusieurs années sur le cas fascinant des créations de Rodolphe Töpffer (1799-1846), où apparaissent un certain nombre d’idiots. Qui sont-ils ? Et dans quelles œuvres apparaissent-ils ? À moins qu’il s’agisse d’un principe qui contamine tous les personnages de cet auteur prolifique ?
Thierry Smolderen : Tous les actes posés par tous les personnages de Töpffer peuvent être qualifiés d’idiots, parce qu’ils témoignent d’une profonde méconnaissance du mode d’emploi du monde. Dès les premiers strips de sa première histoire, Töpffer donne le ton : « M. Vieux-Bois se pend, mais la corde est trop longue. Il se croit mort pendant soixante-douze heures. »
Mais je ne choisirais pas le terme d’« idiot » pour décrire les personnages eux-mêmes. Ils souffrent d’une pathologie très spécifique, qui les plonge dans une sorte de stupeur – ou de stupidité – surréaliste. Pour comprendre d’où elle vient, il faut remonter à l’objet visé par la satire de Töpffer : en deux mots, tous les personnages de ses albums sont victimes d’une sorte d’enchantement. Prisonniers du monde unidimensionnel de l’action, ils sont incapables de se construire une vue simultanée du monde. Ils pensent comme ils courent – en ligne droite. Ils ne peuvent aligner que des actes successifs.
Le lecteur moderne a du mal à voir en quoi cela pose problème, parce que nous vivons dans une culture audiovisuelle – donc « séquentielle » – entièrement centrée sur la reproduction mécanique du son et de l’image en mouvement. Mais, pour Töpffer, l’enjeu de ce que certains appellent aujourd’hui la « pensée séquentielle » est un enjeu majeur pour la théorie de l’art : le Laocoon de Lessing a brisé la vieille alliance entre poésie et peinture ; il n’est plus possible de voir le monde comme un « tableau »énigmatique qui ne révèle ses vérités éternelles qu’à celui qui y flâne librement, en zigzag. Et Töpffer le regrette infiniment. Le monde de 1830 est devenu une machine infernale, qui ne s’emploie qu’à faire triompher la rhétorique trépidante du progrès industriel.
Töpffer est lucide, il sait que la partie est perdue, mais ses histoires en images vont lui servir de laboratoire secret contre le concept même d’art séquentiel – c’est tout le paradoxe de l’affaire. Dès le départ, il se lance dans une démonstration par l’absurde qui constitue la critique la plus complète de la théorie de Lessing sur la séparation des arts : il nous décrit un monde « en ligne droite », dans lequel les personnages respectent à la lettre toutes les limites « cognitives » que Lessing impose au poète. Ce dernier, d’après Lessing, n’a plus le droit de « faire tableau », il ne peut plus écrire qu’en alignant des actions sur le fil de sa phrase. C’est pour cela que M. Vieux-Bois ne s’aperçoit pas que la corde avec laquelle il veut se pendre est trop longue et que tous les personnages de Töpffer sont incapables de dévier de leur trajectoire – ou alors ils voyagent dans des coffres ou des sacs : ils ne comprennent du monde que le tunnel aveugle de l’action. Et le lecteur est invité à observer de visu, sous le contrôle de l’image, toutes les catastrophes ineptes que cela entraîne dans un monde peuplé d’objets solides qui coexistent dans le même espace.
LV : Comment cette forme particulière d’idiotie est-elle mise en scène et configurée dans les planches de Töpffer ?
TS : Eh bien, justement, il ne s’agit pas de planches, mais de strips. La configuration choisie par Töpffer est tout à fait singulière pour l’époque et elle participe pleinement de sa démonstration par l’absurde : le récit se développe sous forme d’une galerie horizontale ininterrompue, qui court de la première à la dernière page de l’album. Il faut la voir comme une phrase géante dont chaque vignette représente un maillon. Sous forme diagrammatique, Töpffer reprend ici, ironiquement, la structure de la phrase homérique, telle que Lessing l’analyse dans le Laocoon : la syntaxe du « roman » de l’Iliade est vectorisée et suit strictement le développement progressif de l’action. À cela, Töpffer ajoute cependant un élément nouveau (qu’il emprunte au roman comique anglais du XVIIIe siècle et qui participe de sa critique du progrès technique et du matérialisme philosophique) : chez lui, l’action se développe sous forme d’une machine infernale – c’est une réaction en chaîne. Dans l’Iliade, les acteurs obéissent à des ordres divins ; chez Töpffer, ils suivent aveuglément les lois d’un déterminisme mécanique universel. Ce sont des automates, des molécules emportées par la spirale croissante d’un vortex qui les conduit inexorablement au chaos.
LV : Sont-ils, ces idiots graphiques, en contact avec d’autres figures contemporaines du dessin de presse ou des premiers strips parus dans les journaux de l’époque ?
TS : L’état de stupeur dans lequel ils sont plongés – et qui surprend le lecteur habitué à voir des « hommes d’action » concentrés sur leur tâche, cognitivement « engagés » dans ce qu’ils font – peut être rapproché de la sidération qui marque le visage de certains personnages des séries de William Hogarth. Le mari et la femme du Mariage à la mode (1743-1745), affalés dans leur fauteuil après une nuit de débauche, regardant dans le vide, le visage défait ; ou l’amant du diptyque amoureux Avant et Après (1736), qui se reboutonne après l’acte, les yeux dans le vague, sans la moindre expression.
Là, on touche peut-être au sens étymologique du mot idiot : la solitude postcoïtum, dans ce cas, rejoint une forme de stupeur qui ressemble à celle des personnages de Töpffer. Mais en installant cet état au cœur même de l’action, Töpffer se réfère aussi à une figure caractéristique des romans comiques de Tobias Smollett. Dans Peregrine Pickle (1751, éd. révisée en 1758) en particulier, une scène contient déjà l’essence de ce qui fera le comique töpfferien : tâtonnant dans le noir à la recherche du lit de sa maîtresse, le peintre Pallet pose soudain la main sur le crâne chauve du capucin qui monte la garde. La stupeur qui s’empare du personnage au contact de cette boule lisse surnaturelle, qui monte et descend sans qu’il en comprenne la nature (et qui finira par lui mordre les doigts), résume parfaitement la satire de Töpffer : l’action progressive (ici le tâtonnement du peintre) ne permet pas de se « faire un tableau ».
LV : Quels seraient les héritiers de ces idiots « en ligne droite » dans l’histoire de la bande dessinée ?
TS : Si l’on s’en tient à la définition que je viens de donner, on pourrait croire qu’il y en a assez peu – en tout cas, au XXe siècle. Car la pathologie des personnages de Töpffer découle directement de sa critique extraordinairement précise et cohérente du concept même d’art séquentiel. Or, comme l’on sait, la démonstration par l’absurde de Töpffer finira par être retournée comme un gant : à la fin du XIXe siècle, la forme devient l’exemple même d’un art séquentiel en prise avec toutes les technologies émergentes du monde moderne. Dès les années 1880, la bande dessinée moderne, encore en devenir, commence à dialoguer avec la chronophotographie, puis avec le cinéma et le phonographe (c’est l’invention de la « bulle » comme image sonore). À partir de 1900, elle s’installe royalement au cœur de la presse américaine. Dans ce contexte historique, les concaténations mécaniques de Töpffer perdent alors définitivement le caractère satirique (parfois même inquiétant) qu’elles pouvaient encore présenter au milieu du XIXe siècle. Les espiègleries des garnements de Rudolph Dirks, les inventions de Rube Goldberg, les bricolages désespérés mais géniaux de Buster Keaton, sont par essence euphoriques (Deleuze et Guattari en feront même le modèle de leurs « machines désirantes », c’est tout dire). La débrouillardise du scout Tintin participe évidemment de cet esprit-là. L’ingéniosité est passée du côté du concours Lépine, alors que Töpffer se souvenait encore de l’âge (préindustriel) où cette qualité était traditionnellement associée aux inventeurs d’énigmes allégoriques.
Cependant, on peut identifier des poches de résistance très significatives, qui montrent que l’antithèse töpfferienne existe à l’état latent et qu’elle n’a pas cessé, en réalité, de courir sous la surface de la bande dessinée moderne et de la dynamiser.
Le petit Sammy éternue (1904-1906) de Winsor McCay, créé un an ou deux avant son Little Nemo, est une antibande dessinée, tout à fait dans l’esprit de Töpffer. La réaction en chaîne, ici, se réduit aux phases immuables d’un éternuement qui désintègre un segment de réalité (une scène de la vie quotidienne, seule variable de la série). McCay fait là une critique du comic strip basique de son époque (les blagues de garnements, qui se concluent souvent par une explosion). Il montre le caractère pathologique et répétitif d’une forme d’action qui, chez ses confrères, s’affiche comme une émanation sympathique de l’esprit d’invention qui a gagné l’époque. L’éternuement du petit Sammy le cantonne à un état de stupeur qui ressemble en tout point à celui des acteurs de Töpffer.
Le script circulaire auquel sont condamnés les personnages de Krazy Kat (1913-1944) de George Herriman est du même ordre. Ici, le caractère d’arabesque, au sens littéraire et romantique du terme, rejoint entièrement la démarche de Töpffer : une seule action (le « lancer de brique ») vide de toute signification, prête à d’infinies variations décoratives et à des digressions de toute espèce. En quelque sorte, l’action tient ici lieu de cadre, de signifiant flottant, pour tout ce qu’elle ne peut pas dire ni faire.
Mais, en règle générale, tous les auteurs de bande dessinée qui investissent créativement (et spirituellement) la dimension tabulaire du médium (du Little Nemo de McCay au Jimmy Corrigan de Chris Ware) s’inscrivent de facto dans le sillage de la critique de Töpffer : ils donnent à voir le « tableau » qui constitue le véritable hors-champ de sa satire. Ils digressent et tracent des arabesques autour d’une forme que tout le monde croit – à tort – avoir été créée pour l’action.
Luc Vigier
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