Le dernier roman d’Appelfeld est en effet l’histoire d’Erwin qui deviendra Aharon en changeant de pays et de langue. Ce jeune homme ressemble à l’auteur dont il se distingue, même si en lisant les chapitres 18 et 19 d’Histoire d’une vie, on perçoit tout ce qui rapproche Appelfeld de son narrateur et héros. Tous deux sont nés dans les Carpates, ont perdu les parents dans les tourmentes de la Seconde Guerre mondiale, vécu à Naples dans les camps de réfugiés avant de prendre les rafiots rouillés qui les conduisaient en Palestine. Erwin comme Appelfeld a appartenu aux mouvements de jeunesse pionniers qui prétendaient construire un homme nouveau, rompant avec le Juif du ghetto, du shtetl ou de l’intelligentsia raffinée de l’Europe centrale. Armé de sa bêche ou du fusil, ce paysan soldat devenait un Israélien, homme dur face à l’effort, combattant courageux, sans passé, ancré dans le présent.
La caricature est à peine forcée. Le jeune Erwin subit dès son embrigadement dans le camp de réfugiés près de Naples cette propagande répétée à longueur de journée par Efraïm, le jeune chef qui les mène, ses compagnons d’infortune et lui. Tous ces garçons sont en effet des survivants et des orphelins. La nouvelle mère patrie, l’État d’Israël en gestation, fait de cette jeunesse ses enfants, les éduque, les modèle, aimerait leur faire tout oublier. Il faut « porter le futur aux nues ». Le seul vrai refuge d’Erwin est le sommeil. Dormir, et donc rêver, est le moyen qu’il a trouvé pour rester lui-même, échapper aux slogans martelés dans une langue qui n’est pas encore la sienne, et rétablir des liens avec ses parents morts, à travers un dialogue qui se prolonge d’une nuit à l’autre.
Avant de raconter comment Erwin passe d’une langue à l’autre, ce roman montre comment il passe de la veille au sommeil et du présent au passé. On voit aussi combien le lien qui l’unit à sa mère et à son père est intense, protégé par la permanence nocturne. La forte présence des oncles Arthur le communiste et Isidore le dandy met en relief la diversité de l’univers européen que l’enfant a connu, sans toujours bien en saisir tous les secrets. Cette puissance du sommeil est sa protection. Un de ses compagnons, Marc, n’en dispose pas : il est enfermé dans ses cauchemars, se mure dès qu’on tente de savoir ce qu’il a en lui, jusqu’au sort tragique qu’il se choisit. « Il ne se laissait pas aimer », résume Erwin.
Le garçon qui voulait dormir est aussi une histoire de transmission. Le jeune Erwin comprend très vite que sa vraie vocation n’est pas le soc et le fusil, qu’il ne sera pas heureux en collectivité, même s’il apprécie ses compagnons et est apprécié d’eux. Il veut devenir écrivain et poursuivre ou prendre à son compte le travail entamé par son père. Celui-ci, une fois les devoirs professionnels accomplis, s’enfermait dans son bureau et cherchait ses mots, ses phrases. Il envoyait des manuscrits aux éditeurs, sans succès, mais ceux qui l’avaient lu reconnaissaient en lui un grand talent, quelque chose de visionnaire. Aucune trace ne demeure des textes paternels.
Erwin n’écrira pas comme son père, confronté qu’il est à une nouvelle langue, l’hébreu, qui lui reste longtemps étrangère, opaque. Le roman raconte comment il se l’approprie, lettre après lettre, mot après mot. « Langue âpre et silencieuse des montagnes », elle lui semble d’abord un outil, au même titre que la pelle ou la charrue. On lui recommande les auteurs qui écrivent cette langue sur le mode épique, pour chanter les héros d’un temps nouveau. Il préférera ceux, plus modestes, comme Agnon qui empruntent à la Bible ce qu’elle a de plus fort, sa langue dense, épurée, grâce à laquelle beaucoup naît de peu. Erwin suivra cette voie, lisant lui-même le texte antique, copiant des versets pour s’approprier le rythme, le souffle, le son. Le roman d’Appelfeld peut aussi se lire comme un ensemble de préceptes pour écrivain débutant : la copie n’est pas entendue comme plagiat mais comme méthode et exercice d’admiration. Le sommeil, comme l’écriture, donne accès au même lieu : « Avec le temps, je compris que cette contemplation intérieure était une manière de puiser dans mon âme des scènes qui avaient sombré depuis des années et qui miraculeusement, en remontant à la surface, réapparaissaient intactes. » Erwin apprend en s’imprégnant peu à peu ; il forge des outils qui lui serviront tout au long de sa vie d’écrivain. La ressemblance avec l’auteur n’est bien sûr pas fortuite. Son éloge d’une écriture attentive aux faits, « réservant un espace à l’ironie » tient lieu de morale.
Ce qui fait la force et la beauté du Garçon qui voulait dormir tient à sa densité. Les courts chapitres qui constituent le roman sont tissés de correspondances entre les situations, les êtres et les lieux. Autour d’Erwin, on rencontre des gens de tous âges qui ont en commun de n’avoir jamais renoncé à la création ou à la recherche, ou encore de rester, tel Edouard, de « belles personnes ». Robert rêve d’être peintre, Beno de reprendre son violon et de jouer. Le professeur Slovotzki lui donne les clés de la langue hébraïque, avec ses racines de trois consonnes qui mènent partout. D’autres personnages, rencontrés à Naples sur le bateau ou dans le camp d’Atlit en Palestine, comme le docteur Weingarten, lui ouvrent les portes sur un passé qu’il a à peine connu, ayant perdu les siens quand il était encore enfant. Et même si Appelfeld est l’un des plus grands écrivains israéliens, si la langue qu’il emploie est désormais l’hébreu, s’il a rompu avec l’Europe, on ne peut s’empêcher de le lire comme un fidèle de Thomas Mann, de Hesse ou de Zweig, un fils de la Mitteleuropa et de son Bildungsroman : ses héros apprennent, se forgent une vocation en s’appuyant sur les expériences, en écoutant les sages (et les moins sages), en connaissant les tentations qu’ils évitent (pas toujours). Mais on lira aussi ce roman comme une préhistoire d’un État qui a bâti sa légende sur des silences et des dénégations. Gêne sur la Shoah, mépris pour le flot médiocre et misérable des réfugiés, volonté acharnée de transformer des êtres, par exemple en leur faisant changer de prénom, refus de tout épanchement, de toute intériorité, c’est sur tout cela que se construit l’identité sioniste des origines.
Apparence, transparence, silence : ces trois mots riment et rythment le texte que Valérie Zenatti consacre à Aharon Appelfeld dans la collection « Figures libres », aux Éditions de l’Olivier. Le titre de la collection dit tout : il y est question d’un être, évoqué en toute liberté. Valérie Zenatti raconte sa découverte d’Appelfeld, et pour ce faire, multiplie les angles ou les genres. Elle joue d’abord avec la biographie, se glissant dans la peau du romancier. L’essentiel y est : la naissance dans une famille de la bourgeoisie juive de Czernowitz, les bouleversements provoqués par la guerre : l’enfant voit disparaître sa mère puis son père, vit caché dans les forêts, est recueilli par une prostituée, puis des brigands (1). Il ne parle pas pour cacher son identité, il observe et contemple : les humains et la nature. Après la guerre, il est un jeune apatride. Il se retrouve dans la Palestine naissante, incapable encore de parler la langue, pour de nombreuses raisons, dont le souvenir du silence imposé n’est pas la moindre.
Mais si elle commence par être Appelfeld, Valérie Zenatti est aussi et surtout elle-même : une enfant sage née à Nice de parents sépharades, une bonne élève, toujours inquiète quand elle entend le mot Juif. La vision d’Holocauste, une série télévisée romancée, la bouleverse. La « transparence » suggérée par le titre de ce deuxième chapitre autobiographique pourrait être celle d’un être qui se déplace devant un décor filmé. Le téléfilm lui donne le sentiment qu’être Juif est encore « terriblement dangereux, voire mortel ». Adolescente, Valérie Zenatti suit le parcours d’Appelfeld. Elle passe cette période de son existence en Israël, à Beer Sheva, au milieu du désert. La première année lui semble « irréelle », « impalpable ». Elle ne parle pas la langue, ne peut se faire comprendre, et quand elle connaîtra les rudiments, elle ne saura exprimer les nuances. Elle est une enfant au sens étymologique, celle « qui ne parle pas ». Puis rencontrant de jeunes Russes, elle commence à se lier, à partager et surtout à « s’élever dans le mensonge ». Elle se détache de son existence banale, compare son sort de jeune juive sépharade, dont la famille a été épargnée par la Shoah, avec celui de Yulia, roumaine d’origine, dont le grand-père a fui vers l’Ouzbekistan. Pour Valérie Zenatti, l’Algérie aura été comme l’Asie centrale des parents de Yulia.
La lecture de l’hébreu l’aidera à entrer dans les nuances : « Il a creusé en moi un espace sensible accessible uniquement avec ses mots, son rythme, sa musique […]. » Elle découvre Appelfeld : « je suis par une voix, des images, un mystère insondable derrière des phrases pourtant limpides ». Outre la relation qu’ils entretiennent avec l’hébreu, d’autres points communs lient les deux écrivains avant qu’ils ne se connaissent, et que la jeune femme ne devienne la traductrice attitrée d’Appelfeld. Dans un chapitre très fort consacré à un reportage qu’elle fait à Auschwitz en tant que journaliste radio, Valérie Zenatti montre tout ce qui la rapproche des survivants et tout ce qui l’éloigne d’une certaine mise en scène de la visite comme « devoir de mémoire ». Le pathos n’est pas loin, les phrases creuses et lyriques rappellent les slogans patriotiques qui parasitaient l’hébreu pour Appelfeld, en 1948.
Un conte intitulé « Silence », rappelant à la fois les lectures d’enfance de la jeune Valérie – Les Misérables surtout – et l’univers d’Appelfeld, clôt ce petit livre. C’est un exercice d’admiration, une façon de se laisser traverser par la prose du maître et ami ; c’est aussi une manière pour la romancière de parler en son nom propre, sans s’inventer une autre histoire.
1. Voir en particulier Histoire d’une vie, La Chambre de Mariana, Seuil, coll. « Points ».
Norbert Czarny
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