Thomas Heams-Ogus raconte donc ce qu’a vécu un groupe de Chinois, tous originaires du Tche Kiang, arrivés en Italie dans les années vingt et trente pour y vivre du petit commerce ambulant, le plus souvent, dans diverses villes du pays. En 1941 le régime fasciste considère que ces migrants sont des ennemis du pays et qu’on doit les interner, au même titre que les Juifs et les Tsiganes. Les fascistes ont alors conçu tout un réseau de camps dans le pays. Les îles, les bourgades isolées, les campagnes dépeuplées servent de lieux d’internement. La méthode n’est pas nouvelle et elle s’est appliquée pour commencer aux ennemis de l’intérieur, à tous les opposants, de Gramsci (enfermé en cellule) à Carlo Levi, « confiné » à Eboli en Basilicate. Mais les Chinois constituent davantage un embarras qu’autre chose. Les fascistes ne savent pas trop quoi faire d’eux. En 1943, avec l’effondrement du régime, les Chinois fuient le village dans lequel ils étaient enfermés. Beaucoup s’engagent aux côtés des partisans, et les premiers coups de feu tirés sur les occupants allemands viendront de leurs fusils. En juin 44, tous disparaissent, enfin libérés pour ceux qui ne l’étaient pas, et on ne sait ce qui s’est réellement passé. Comme l’écrit le narrateur dans sa dernière phrase, « y a-t-il une histoire des Chinois d’Isola » ?
On peut dire que oui, après la lecture de ce roman. Thomas Heams-Ogus s’est documenté sur eux, a retrouvé dans les archives nationales à Florence des informations sur cette histoire singulière. Il la rend en trois temps, qui ne suivent pas strictement le déroulement chronologique. La matière du temps l’intéresse plus que son fil, et il commence en 1942, quand « une journée de Chinois […] se dérob[e] au récit ». Parfois requis par des tâches vaines, parfois oubliés, ces prisonniers attendent, traînent sans but, pendant des jours qui sont autant de « fragments », dont ils attendent « l’engloutissement ». La région dans laquelle on les a reclus n’est pas indifférente. Elle est dominée par le Gran Sasso, une montagne au nom de rocher, un territoire minéral dont la prose de Thomas Heams-Ogus est imprégnée. Les Abruzzes est, en Italie, l’une de ces régions à l’écart. Elle est pauvre et bien des hommes l’ont quittée pour gagner ailleurs de quoi nourrir les leurs, ou les oublier. Les villages sont désertés et seul un miracle comme l’Italie les aime et les compte a permis d’agrandir l’église d’Isola. L’église sera le lieu permettant enfin aux habitants du village et aux Chinois de se rencontrer. En effet, en 1941, un franciscain d’origine chinoise est venu aider la petite communauté chinoise et quarante reclus ont décidé de se faire baptiser. Aubaine pour les politiques qui comptent tirer parti de cette conversion, et pour des ecclésiastiques qui viennent en nombre assister à l’événement. Les pauvres convertis ne sont que des « bêtes de cirque » et on ne peut s’empêcher de penser au sort des Canaques tel que le décrivait Daeninckx dans Cannibales. Le mépris y est comparable.
L’année 1943 qui constitue la troisième et dernière partie du récit est marquée par la chute du fascisme et par une énergie retrouvée. Cette région des Abruzzes devient l’un des cœurs de la résistance. Un chef des partisans à qui l’on demande de se soumettre peut dire « jamais » plutôt que « non » à ceux qui vont l’exécuter. L’isolement des prisonniers prend fin, leur appréhension du paysage change : « La région avait été pendant des mois ce qu’ils déduisaient de leurs échanges, elle était à présent ces arbres, ces routes de terre et ces sentiers. » La lutte des partisans sera le point d’aboutissement à leur parcours : « Ils étaient des hommes. C’était un sentiment simple. »
Cette reconquête du statut d’homme est le fil conducteur du roman. Et d’abord d’individu. Thomas Heams-Ogus décrit ainsi ce qu’il en est de se trouver regroupé du seul fait d’une origine, d’une couleur de peau en l’occurrence. Ce que chacun se rappelle, qui une rue de Sienne, qui le sourire d’une femme, disparaît face à la réalité du groupe donné comme horizon fermé. Ils sont décrétés Chinois et rien n’y fait. Les tentatives pour échapper à l’emprise du temps comme à celle des autres sont rares. Fabriquer un instrument de musique permet de « se réappropr[ier] la durée ». Le contact avec les habitants est mince mais il existe. Ainsi, celle d’un des Chinois avec une femme du pays, qui rompt avec la solitude et la promiscuité. C’est sans doute l’un des plus beaux moments de ce roman, celui de la plus grande intensité poétique. Deux visages se rapprochent, deux regards : « Dans ce moment sans durée, face à face, ils se donnèrent leurs blessures. Elle, ce frère parti ailleurs, en émigrant, pointillé, ce bloc d’absence, ce brouillard dans sa vie. Lui, sa détresse de souffrir loin. Cela confinait au pacte. Un langage de grains de peau, de formes, de souffles sortant de chacune des deux bouches s’élabora, la grammaire limpide d’un trop-plein de douleurs à retenir. » Première de deux rencontres dont on trouve l’écho plus loin, la terre se mettant à l’unisson de ces deux solitudes qui donnent sens au temps.
On pourra faire des lectures diverses de ce roman et bien sûr songer à toutes celles et tous ceux qui prennent le chemin des exils, qui cherchent refuge sur une terre qui ne veut pas d’eux. On pensera aux confinements, aux regroupements imposés à qui appartient à la même communauté supposée. Et cette lecture ne sera pas fausse ou forcée. Mais la puissance de ce court premier roman tient d’abord à la beauté, à la densité de son écriture. Tout part d’une métaphore, une bille de plomb dont l’énergie se condense avant de se disperser. Et cette énergie est celle qui donne son souffle au texte. Le narrateur varie les rythmes, use de la parataxe pour rendre l’austère majesté du paysage. La dimension bouffonne du « fascisme minéral » tient en quelques formules. La fuite du Duce déchu enfermé au Gran Sasso est vue par les yeux chinois : « Construire des empires, se rêver en nouveau César et finir marionnette dans les yeux d’un homme perdu. » Quelques infinitifs pour dire une chute. Thomas Heams-Ogus écrit comme si ce qu’il disait des Chinois s’appliquait à sa prose : « Ne rien construire de faux, ne s’autoriser que ses mots essentiels étaient ce qui leur restait pour conserver un semblant de dignité. »
Un tel roman a plus qu’un semblant de dignité ; il prouve aux ronchons et à ceux qui ne lisent pas les jeunes auteurs, que l’on peut entrer en littérature avec de grandes ambitions.
Norbert Czarny
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