Territoires appétissants, au moins pour les Franciliens, puisque juillet va voir surgir, dans le cadre du Paris-Cinéma Festival, une section « Cinéclassics » riche en raretés (en particulier Le Quartier du corbeau et Amour 65 de Bo Widerberg) et une rétrospective Jean-Pierre Mocky (enfin !) à la Cinémathèque. Pour les amateurs de voyages, le festival de La Rochelle (27 juin-6 juillet) annonce Howard Hawks et des muets soviétiques. Et, aux mêmes dates, pour les fanatiques, capables d’aller jusqu’à Bologne en rampant, « Il cinema ritrovato » affiche ses centaines d’incunables, de quoi alimenter en souvenirs le reste de l’année.
Les chiffres l’affirment, l’édition DVD est dans le creux de la vague. Raison de plus pour profiter des dernières trouvailles des bons éditeurs que l’on cite souvent – Carlotta, Doriane, Montparnasse, Potemkine, Malavida, etc. Au seuil de l’été, deux ensembles, l’un dû à Elephant Films, l’autre aux Documents cinématographiques, valent un arrêt. Le premier reprend trois titres rares de Carol Reed : La Grande Escalade, Week-end et L’Héroïque Parade. Nous ne connaissions que le deuxième, petit chef-d’œuvre unanimiste de la fin des années trente ; après visionnage des deux autres, nous reviendrons sur un auteur trop souvent réduit à son fameux Troisième Homme.
Le second ensemble présente trois films de Marcel L’Herbier, La Route impériale (1935), Veille d’armes (1935), Entente cordiale (1939). Édition fondée par Jean Painlevé, Les Documents cinématographiques se sont fait une spécialité d’explorer les marges du cinéma français : cinéastes oubliés (André Zwobada), méprisés (Jean-Paul Paulin) ou méconnus (Henri Calef), et dont la redécouverte permet de réviser les jugements d’époque – ce qui ne vaut pas obligatoirement réhabilitation, mais offre l’occasion de vérifier sur pièce les opinions de nos aînés.
Marcel L’Herbier est tout sauf inconnu – cinquante films entre 1918 et 1967, des centaines d’heures de documentaires pour la télévision entre 1951 et 1962, fondateur de l’IDHEC en 1943, il a traversé l’histoire du cinéma français, a son nom dans tous les dictionnaires. Il fut même considéré, au moment d’El Dorado (1921), comme le plus grand cinéaste hexagonal. Poète imprégné de symbolisme, théoricien d’un cinéma au carrefour de tous les arts, il signa, dans les années vingt, quelques grandes œuvres prestigieuses, parfois réussies (Feu Mathias Pascal, 1925, excellente adaptation de Pirandello), parfois catastrophiques (L’Inhumaine, 1924, échec total malgré Mac Orlan, Mallet-Stevens, Léger et Darius Milhaud), jusqu’à L’Argent, qui clôt sa période muette, et demeure un des plus beaux films français de 1928.
Les choses se gâtèrent ensuite. Paradoxalement, à cause de son succès : vingt titres entre 1929 et 1939, ce qui en fait le plus prolifique des réalisateurs du temps. Et vingt titres haut de gamme, avec tout ce qui se faisait de plus chic, tant du côté des acteurs (le gotha du temps, Harry Baur, Charles Boyer, Charles Vanel, Pierre Fresnay) que des collaborateurs (Jules Kruger ou Georges Périnal pour la photo, Henri Sauguet ou Maurice Thiriet pour la musique). Irréprochables. Et pourtant, malgré les paillettes et les galas de présentation, tôt recouverts par la poussière de l’oubli, car représentatifs du «grand cinéma» académique que chaque époque sécrète.
Il faut dire que L’Herbier n’était pas un drôle et que ses versions (fort plaisantes) du diptyque de Gaston Leroux, chambre jaune et dame en noir, apparaissent comme une incongruité dans une filmographie «sérieuse» où fleurissent les adaptations de Pierre Frondaie, Henry Bataille, Claude Farrère, Alfred Machard ou Francis de Croisset, tous écrivains alors du premier rang que la postérité a joyeusement balayés. De cette guirlande empesée, Nuits de feu, Citadelle du silence, Forfaiture ou encore Adrienne Lecouvreur, la critique a conservé un seul titre, Le Bonheur (1934), alliant la solidité de la pièce d’Henry Bernstein à une interprétation pour une fois supportable de Gaby Morlay. C’est peu, pour une décennie si active.
Aussi cette découverte de films très peu fréquentés (1) vient-elle à point. Comment ce cinéma taillé, pour ce qu’on en connaissait (Les Hommes nouveaux, apologie de la colonisation, La Porte du large, sur l’École navale), dans le marbre du bon goût et des valeurs pérennes, le Devoir, l’Honneur, le Drapeau, allait-il supporter l’épreuve ? Curieusement, assez bien. Certes, l’avis de Brunius, « lorsqu’il eut épuisé la poudre de perlimpinpin qu’il jetait aux yeux des spectateurs d’avant-garde, il s’abîma dans les pires conventions de respectabilité », demeure valable. Ce n’est pas un cinéma du tremblé, de l’imperfection renoirienne ; mais du garanti corseté, à l’émotion signifiée plutôt que ressentie, bâti sur des ressorts dramatiques datés – le péché, la trahison, la droiture -, fidèles aux schémas de l’époque. Mais une fois admis que ces préoccupations ne sont plus les nôtres, que ces époux qui se vouvoient et jamais ne se touchent, ces militaires rigides, font partie d’un attirail disparu mais qui a eu son importance, on peut se laisser aller à regarder le spectacle en en appréciant la tenue – après tout, le théâtre de Guitry n’est pas plus actuel.
La Route impériale n’est pas celle empruntée par Napoléon de retour d’Elbe mais celle qui mène aux Indes en traversant l’Irak et qu’un régiment britannique doit défendre contre les indigènes insurgés, éternel recommencement de l’Histoire. Le succès des aventures coloniales, type Trois Lanciers du Bengale, avait ouvert la voie : légionnaires ou gourkhas étaient à la mode. Le film s’inscrit dans une situation politique précise, lorsque l’Italie s’apprête à envahir l’Éthiopie et que l’armée anglaise se mobilise autour de Suez, ce qui lui donne une dimension plus large que le simple affrontement décrit. Pierre Richard-Willm et Jaque-Catelain y font assaut de sentiments élevés pour sauvegarder l’honneur du régiment et celui de la femme du colonel – Kate de Nagy, qui promène des robes du soir époustouflantes dans le fortin – et les rebelles seront écrasés, comme il se doit. On peut sourire du sujet, mais pas de l’efficacité de la réalisation, surtout dans les scènes d’extérieur tournées en Algérie.
On retrouve la même thématique, mais dans un cadre maritime, dans Veille d’armes. Un officier impeccable, son épouse, jeune et jolie, et l’arrivée d’un gradé, son ancien amant. Même imbroglio – l’héroïne se retrouve enfermée dans la cabine de celui-ci au moment du départ du navire. Rescapée du naufrage, elle devra avouer sa faute au procès pour sauver l’honneur de son mari. Lui pardonnera-t-il ? Ce ne sont pas les émois adultères qui comptent aujourd’hui, mais le témoignage sur la marine de guerre de 1935, son équipement, et sa manière d’affirmer l’état des forces à un moment où la guerre couvait. Tournée in situ, avec les équipages de la Flotte, le document est remarquable, qui permet d’oublier les coups de menton à barbiche de Victor Francen, alors spécialisé dans les rôles à culottes de peau. En revanche, Annabella, éblouissante (sa robe de bal fleurie d’arums semble une invention de Dalí), mérite largement le prix d’interprétation qu’elle décrocha à la Mostra de Venise 1936.
Quant à Entente cordiale, on ne peut rêver meilleure traduction des angoisses du temps. La description idyllique du rapprochement, malgré Fachoda, entre la France et la Grande-Bretagne en 1904, et de la signature de l’accord entre Edouard VII et Émile Loubet n’est pas un projet innocent en 1939 ; le film s’inscrit dans une situation post-munichoise : on sait que les dés sont jetés, il s’agit de proclamer la force des alliances opérées. Le scénario, tiré d’André Maurois, donne lieu au défilé de tous les personnages historiques nécessaires et le gratin du cinéma français y participe. Et, étonnamment, l’aspect musée Grévin est évité, à l’inverse des fresques homologues de Guitry : Entente cordiale tient le coup, reste juste et solide deux heures durant – et même Francen y est bon, c’est dire. Le public d’avril 1939 a-t-il cru à la puissance de cette union anti-allemande ? On ne peut juger. Il n’empêche que le film prend sa place dans l’inquiétude générale. L’Herbier ne retrouvera ensuite ni ces moyens, ni cette inspiration ; mais ceci est une autre histoire…
- Deux seulement sont cités au long des 416 pages de l’unique ouvrage consacré à l’auteur, Marcel L’Herbier, l’art du cinéma (AFRHC, 2007).
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