Terre a été publié l’année même de la mort volontaire du poète. Comme avec Carnets d’Orphée[1] ou L’Homme qui penche[2], il s’agit d’écrits de ses derniers mois.
La polysémie du titre offre plusieurs pistes : la Terre cosmique est inséparable de la matière que l’on creuse, celle où l’on « s’enterre », mais aussi celle avec laquelle on construit les murs. Argile, elle garde la trace des pas. Enfin, voici la terre du talus où l’on fauche l’herbe et arrache les orties, près de la maison, ce talus où Thierry Metz vit Vincent, son enfant, mort.
C’est de là que je ramenais l’enfant
où je l’avais trouvé
me regardant
nu
sans rien
comme une voix qui s’éloigne.
Pourtant il est ici
avec moi qu’a-t-il creusé dans mes épaules ?
qu’a-t-il rencontré dans ma voix ?
[…] Il n’y avait que du silence à dire.
À la question cruciale : « Est-ce une voix de pure perte ? », le poète répond : « J’écris pour recommencer. »
Est-ce possible à travers le feu ? Dans son four, le potier change l’argile molle en tuiles dures protectrices contre l’inquiétant « feu froid », et le boulanger transforme la pâte en pain. Nous voyons paraître aussi les bûchers sur les rives du Gange, où ce même feu consume et incinère. Évoquant ce qu’il appelle le « complexe d’Empédocle », Gaston Bachelard présentait « l’être fasciné qui entend l’appel du bûcher. Pour lui, la destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement[3]. »
Les phrases sont simples, minimales et secrètes comme des formules : « Il couvre. Il préserve. Il protège. » C’est du mot qu’il s’agit. Mais que peuvent ces mots arrachés au silence ? Sont-ils voués à l’éternel retour vers l’abîme d’où ils sont nés ? Thierry Metz écrit par désespoir, mais avec espoir. Contre l’oubli. Charles Juliet le présentait comme celui « [q]ui a su dire à voix basse la souffrance nue. Celle que chacun porte en soi[4]. » Sa voix basse et forte prononce des mots essentiels dans une langue sans cesse menacée de disparaître – les blancs multiples criblent les pages. Pourtant la lumière les traverse, celle d’une langue poétique humble et merveilleuse.
Je ne vis qu’en ce que j’ai à écrire. Ou, différé par mon silence : habiter. Là où je ne resterai pas.
Comment inscrire sa présence au monde autrement que par le mouvement induit par l’écriture ? L’« homme qui penche » est un homme qui veut rester debout. Malgré tout. C’est celui qui porte un manque originel et qui a traversé la mort de l’enfant. Des vers cassés trébuchent sur des verbes à l’infinitif qui ne peuvent retrouver la présence :
Marcher.
N’avoir de lien qu’avec ce mot.
Comment combler ce qui, manquant, s’inscrit dans les vers par la parataxe, presque constante, qui exclut une temporalité fluide ? « L’oiseau / l’arbre. » Les remèdes n’existent pas, ce qui est donné s’éloigne toujours :
L’écriture parfois comme un vide. Comme un seau qu’il ne faut pas renverser.
Le seau plein de terre, d’eau ou de cendres apparaît régulièrement dans le poème, ainsi qu’une corde aux rôles multiples, parfois très inquiétante : « Pour tenir je me suis encordé. »
On retrouve dans les peintures de Véronique Gentil des éléments qui animent le poème : l’oiseau sur fond de lumière pourrait évoquer le phénix si on ne connaissait l’impuissance à laquelle se heurte le narrateur, entre Prométhée et Empédocle, qui ne raconte pas mais livre en une succession d’instantanés les étoiles éteintes de ses tentatives. Pour surmonter. Pour vivre. Les oiseaux, que sont-ils sans le ciel ?
En 1993, Thierry Metz écrivait Sur un poème de Paul Celan[5]. Celui du poète roumain commence par : « Il y avait de la terre en eux, et / ils creusaient[6] ». Plus loin, on lit : « où cela allait-il, puisque cela n’allait nulle part ? » À cette question, le poète maçon de Terre, qui creuse en lui-même, n’en finit pas de répondre.
Alors j’écris
dans le bois
avec ce cri d’oiseau :
Où êtes-vous monsieur ?
Où êtes-vous ?
[1] Thierry Metz, Carnet d’Orphée et autres poèmes, Les Deux-Siciles, 2011.
[2] Id., L’Homme qui penche, Opales / Pleine Page, 1997, rééd. Unes, 2017. C’est sous ce titre que Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury ont réalisé un long-métrage sur le poète (Survivance, 2020) qui tourne actuellement dans des cinémas et festivals.
[3] Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, 1949.
[4] Charles Juliet, « Un homme blessé », dans Diérèse, no 52-53 (« Dossier Thierry Metz »), printemps 2011.
[5] Thierry Metz, Sur un poème de Paul Celan, Éd. Jacques Brémond, 1999.
[6] Paul Celan, Strette & autres poèmes, trad. Jean Daive, Mercure de France, 1990.
Isabelle Lévesque
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