L’histoire du mouvement altermondialiste, dont l’auteur fut lui-même partie prenante, offre une piste de ce que pourrait être une critique de gauche de la bureaucratisation prédatrice du monde. Ce mouvement était lui-même une forme de mondialisation, kaléidoscope où se côtoyaient des jeunes gens venus du monde entier, démontrant que la mondialisation en cours consistait à enfermer des composantes de plus en plus vastes de populations « derrière des frontières nationales très militarisées, au sein desquelles on pouvait les priver systématiquement de leurs droits sociaux ». À l’inverse, les altermondialistes proposaient un monde réellement sans frontières. Pour David Graeber, trois leçons essentielles peuvent être tirées de ce premier grand mouvement de gauche, à l’ère de la bureaucratisation totale : tout d’abord, ne pas sous-estimer l’importance de la violence purement physique ; ensuite, ne pas surestimer l’importance de la technologie ; enfin, ne jamais oublier que la question ultime est celle des valeurs.
Désormais, tous les fils conducteurs – financiarisation, violence, technologie, fusion public/privé – convergent pour former le réseau, unique et autoalimenté, de la bureaucratisation totale ; cela se traduit par l’extension de « métiers à la con », artificiels et visiblement dénués de sens tels que « coordinateur en vision stratégique, conseil en ressources humaines, analyste juridique, etc. ». Il ne s’agit là que de la suite du réalignement de classe inauguré dans les ultimes décennies du siècle dernier. Le chapitre « Zones blanches, essai sur la stupidité structurelle » démontre à quel point les situations engendrées par la violence structurelle de la société de classe ont tendance à susciter des formes d’aveuglement volontaire spontanément associées aux procédures bureaucratiques. Le problème n’est pas tant qu’elles provoquent un comportement stupide, mais qu’elles sont invariablement des moyens de gérer des « situations sociales déjà stupides, parce qu’elles sont fondées sur la violence structurelle ».
L’inégalité structurelle – maîtres/serviteurs, hommes/femmes, riches/pauvres – crée invariablement des structures très déséquilibrées de l’imagination. Cette dernière se déploie généralement plus chez les groupes en position d’infériorité car ils sont tenus par la nécessité sociale de comprendre les dominants, tandis que la position de dominant favorise la paresse intellectuelle. Dans les démocraties contemporaines, « l’usage légitime de la violence est confié aux forces de l’ordre ». Les policiers ne sont rien d’autre que des bureaucrates armés, et la « matraque du policier est le point de jonction précis entre l’impératif bureaucratique qu’a l’État d’imposer des schémas administratifs simples et son monopole de la force coercitive ». Comment les sciences sociales peuvent-elles participer au processus de compréhension de ces « zones blanches » criblant nos vies sans s’affranchir des labyrinthes bureaucratiques d’aveuglement et d’obscurité qui capturent nos existences ?
Il nous faut au préalable comprendre la honte secrète qui plane sur nous au XXIe siècle : celle de ne pas avoir vu advenir le monde de merveilles technologiques qui était promis aux adolescents que nous étions autrefois. David Graeber suggère que la meilleure façon d’appréhender la sensibilité postmoderne est d’y voir une méditation prolongée « sur les changements techniques qui n’ont jamais eu lieu ». Le changement depuis les années 1970 s’est en effet essentiellement concentré sur les techniques de l’information et de la simulation. Autrement dit des techniques de l’hyperréalité, comme l’ont écrit Jean Baudrillard et Umberto Eco, « de l’aptitude à rendre les imitations plus réalistes que l’original ». De ce point de vue, le moment postmoderne n’a été qu’une « stratégie du désespoir ». Il s’agissait de nous faire prendre ces rêves technologiques non advenus, non comme une déception terrible, mais comme un « tournant radical, excitant et nouveau ». Alors qu’autrefois la réalité physique des techniques donnait le sentiment d’un progrès irrésistible de l’histoire, nous sommes aujourd’hui réduits « à un jeu d’images et d’écrans ». Et surtout, à partir des années 1970, un grand virage a eu lieu dans l’investissement ; ce dernier est passé de technologies associées à la possibilité d’avenirs différents à des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social. Si des avancées sont notables dans le domaine militaire, il n’en demeure pas moins que, presque partout dans le monde, l’arme préférée reste la robuste Kalachnikov, inventée en Union soviétique en 1947.
La fascination collective pour les origines mythiques de la Silicon Valley et d’Internet nous a fait imaginer une recherche-développement propulsée par de petites équipes d’ingénieurs audacieux. Mais il s’agit là d’une erreur de perception : comme presque toujours, la recherche a eu pour moteur d’immenses projets bureaucratiques marqués par l’interpénétration croissante de l’État, des universités et du secteur privé. L’accélération de produits immédiatement commercialisables ne doit pas masquer les résultats désastreux en ce qui concerne la stimulation pour la recherche originale, libre et non orientée. En particulier, dans les universités du monde entier, souligne David Graeber, « l’explosion de la paperasse [papier ou virtuelle] résulte directement de la technique de management des entreprises. […] Le marketing et les relations publiques finissent par engloutir de tous côtés la vie universitaire ».
S’il fut un temps où la recherche académique était un refuge offert aux esprits brillants et excentriques, elle est désormais « le champ clos des professionnels de l’autopromotion ». La victoire des Américains sur l’Union soviétique a conduit moins à l’hégémonie du marché qu’à la consolidation du pouvoir des élites managériales des grandes compagnies dont le mode de pensée contribue à écraser tout ce qui pourrait avoir des implications révolutionnaires « quelles qu’elles soient ». David Graeber caractérise ce mouvement comme celui qui a fait et fait passer les sociétés « des technologies poétiques aux technologies bureaucratiques ».
Il nous faut donc repenser de fond en comble certains de nos postulats essentiels sur la nature du capitalisme. Il n’y a qu’un seul point dont nous pouvons être à peu près certains : « L’invention et la véritable innovation ne se produiront pas dans le cadre actuel de la grande entreprise ; ni probablement, dans aucune forme de capitalisme ». Nous devons donc nous assurer que le système qui le remplacera reposera sur une répartition beaucoup plus égalitaire de la richesse et du pouvoir. « Alors seulement la technologie commencera à être canalisée vers des besoins humains […] Et il s’agit là de la meilleure raison de nous affranchir de l’emprise paralysante des gestionnaires des fonds spéculatifs », de libérer nos rêves des écrans où ils les ont emprisonnés. Ainsi nos imaginations pourront-elles redevenir « une force matérielle dans l’histoire de l’humanité ». Puissions-nous nous affranchir de toute idée bureaucratisée de la liberté ! Dans une société où la bureaucratie est le moyen essentiel pour permettre à une infime partie de la population d’extraire la richesse de nous tous, l’effort pour se libérer du pouvoir arbitraire « finit simplement par produire encore plus de pouvoir arbitraire ». L’inanité de l’accumulation de la paperasse bureaucratique est tout à la fois un symptôme de la violence étatique et l’instrument du capitalisme financier qui exerce ainsi son contrôle pour mieux asseoir son pouvoir.
En refusant d’enfermer sa réflexion dans un modèle unique de pensée, David Graeber nous offre avec cet ouvrage une panoplie très riche et stimulante de clés théoriques et pratiques pour la subversion des formes politiques utopistes que sont les bureaucraties ; et du même souffle il ouvre des voies concrètes à l’humanité pour extraire de ce monde étouffant nos vies et nos imaginaires.
Jean-Paul Deléage
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