Les œillères de la pensée économique sont telles qu’on l’on ne peut imaginer comment elle serait en mesure de régler les problèmes que son aveuglement a poussé au pire, car les « problèmes si importants qui sont devant nous ne peuvent être résolus par le genre de pensée qui les a créés » selon la forte pensée d’Albert Einstein. L’auteur souligne cette double difficulté : donner un prix économique aux biens environnementaux et valoriser le futur. Et cela d’autant que la pensée économique est animée d’une foi irraisonnée en la croissance qui pousse à une perpétuelle fuite en avant. Le nécessaire combat contre l’émission des gaz à effet de serre (GES) illustre la contradiction : comment concilier la nécessité d’un combat solidaire de tous les humains avec les impératifs d’un marché d’échange des permis d’émission de ces GES, structurellement porteur d’inégalités sociales et écologiques ?
Bernard Perret rappelle que face au défi écologique, le mécanisme invisible de la démocratie représentative a justement perdu la main, à l’instar de la main invisible du marché. Cette dernière, guidée par l’intérêt individuel par essence « court-termiste », est condamnée à l’aveuglement face à des enjeux mondiaux et de long terme. Plus grave encore, la logique de puissance qui gouverne les politiques étatiques a des conséquences évidentes aux yeux de tous : « L’État préférera toujours les grands projets aux initiatives locales, les centrales nucléaires aux éoliennes, les réponses techniques à l’action sur les comportements. » Situation d’autant plus complexe que l’État est partout sur la défensive, en France notamment où il organise lui-même son retrait de la sphère publique face à la toute-puissance du marché.
Ce dont il s’agit donc, c’est d’organiser le passage à une rationalité qui tienne ensemble impératifs sociaux et écologiques. En organisant la rationalité individuelle en force sociale tout en maîtrisant l’économie confrontée au défi de la raison écologique. Cette dernière doit être en mesure de « préserver les principales fonctionnalités sociales de la rationalité économique en les dissociant du mythe de la croissance indéfinie ». Selon l’auteur, nous voici donc confrontés au paradoxe suivant : c’est l’exorbitant pouvoir de l’économie d’ordonner la vie des sociétés à grande échelle qui la rend porteuse d’un autisme suicidaire. Par contraste avec l’écologie, elle s’installe, partout sur la planète, au cœur des logiques d’action. Alors qu’elle a vocation partout à s’effacer devant l’écologie comme nouvelle raison du monde. La définition de cette nouvelle raison est strictement liée à notre volonté de durer en tant qu’espèce. Mais au lieu que l’exigence de s’engager pour un avenir collectif soit portée par le ressort millénaire de l’héroïsme guerrier, nous devons comprendre que la menace d’un désastre écologique irrémédiable nous oblige à changer collectivement de voie, car la poursuite du même chemin est tout simplement suicidaire.
La raison écologique est donc porteuse d’une nouvelle universalité, elle comporte une dimension cosmopolitique en ce sens qu’elle « oblige à concevoir une action politique aux dimensions du monde » et, précisons-le, aux dimensions de la biosphère. Pourquoi la raison écologique n’atteindrait-elle pas, pour le dépasser, le pouvoir d’attraction de la (dé)raison économique ? Ainsi, comme le soutient l’auteur, « l’écologie a tout pour devenir le nouveau code universel de l’action » pourvue de sens. La durée, comme valeur cardinale, porte la raison écologique à y remplacer l’ancienne foi dans le progrès et la croissance par des convictions partagées sur « le sens de l’avenir ». À partir d’une discussion sur les rapports entre le principe espérance de Bloch et le principe responsabilité de Jonas, Bernard Perret souligne la faiblesse, voire l’indigence selon moi, de l’écologie comme utopie sociale et insiste pour sa part sur l’importance de la nouveauté comme approche de l’espérance sociale : « les notions de nouveauté et d’événement permettent de penser l’espérance comme une attitude sensée », car la nouveauté se manifeste le plus souvent par des événements, qui obligent à un renouvellement de la pensée du monde. Au-delà des visions religieuses de l’avènement de l’inédit, Bernard Perret affirme la nécessité d’assumer l’idée de développement comme avancée vers un monde nouveau : « Le monde dans lequel nous vivons est défiguré par l’injustice et la violence : je ne vois pas comment séparer le désir de le faire durer et celui de l’améliorer » affirme-t-il très justement, me semble-t-il.
Bernard Perret énonce enfin des éléments concrets du nouveau cadre de rationalité qu’il appelle de ses vœux. Le droit tout d’abord présente les mêmes limites que la démocratie représentative, car il s’énonce sous forme de principes de limitation. Quant au consensus actuel autour du développement durable, il propose seulement d’avancer prudemment dans la même direction, sans même affirmer un principe fort de limitation. Et il interdit de « placer […] clairement la sauvegarde de la planète au-dessus de la croissance économique ». Le protocole de Kyoto, s’il porte l’esquisse d’un accord international pour freiner le changement climatique, a montré ses limites lors des échecs de Copenhague et de Cancun. Si l’espoir d’un changement de trajectoire a été systématiquement déçu, faut-il craindre le spectre et les risques de l’avènement d’une « dictature verte » ? Non répond Bernard Perret, car la plupart des problèmes environnementaux ne peuvent être traités qu’au plus près des territoires et des populations qui y vivent. Et l’auteur tient pour acquis que seul un cadre démocratique rénové permettra de donner voix au chapitre à nos descendants. De nombreux auteurs ont réfléchi aux moyens institutionnels de faire valoir les droits de l’avenir dans le débat démocratique. Qu’il s’agisse du Parlement des choses ou de l’Académie du futur, ces instances délibératives butent sur les mêmes difficultés, en particulier selon nous sur la réalité du processus susceptible de valider démocratiquement leur désignation.
À ce moment de sa réflexion, Bernard Perret revient à un principe de réalité fort en proposant de se mettre à l’école de la nature dont l’enjeu n’est autre que « la prise en compte des conditions de notre survie en tant qu’espèce vivante : « Nous sommes partie prenante d’un monde dont la complexité nous dépasse, il nous faut donc connaître ses lois et s’y adapter. » Le vivant nous dépasse, ce que nous comprenons de mieux en mieux au plan conceptuel. Il y a là un gisement de ressources dont nous ignorons l’essentiel. L’avenir est du côté du biomimétisme, de l’utilisation efficace des ressources rares, et en priorité les ressources locales, tout en tenant compte des interdépendances et des possibilités de la coopération. Il s’agit sur le plan social d’utiliser au mieux les ressources de la fonctionnalité tant il est vrai que « les conditions d’usage des biens ne peuvent plus être réglées par le couple propriété-marché », ce qui implique à l’évidence une diversification des règles de propriété et d’usage de ces biens. Toutes ces ressources limitées devront être partagées en subordonnant systématiquement tous les systèmes de marché aux règles définies par la puissance publique. Et rien de tout cela ne sera évidemment possible sans de nouvelles manières de mesurer le bien-être humain.
Cultiver l’intelligence écologique, inventer de nouvelles manières de mesurer notre bien-être en tenant le compte rigoureux de nos interactions avec la biosphère sont donc les conditions nécessaires pour gouverner démocratiquement notre monde par un ensemble de gestes cohérents et compatibles avec la nouvelle raison écologique proposée par Bernard Perret.
Jean-Paul Deléage
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)