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La crise de la biodiversité

Dans la crise écologique majeure que traverse notre société, l’érosion de la diversité du vivant se fait à un rythme stupéfiant. Vincent Devictor propose une synthèse de cette crise de la biodiversité tout à la fois à la pointe des savoirs et d’une lecture simple, accessible à un large public.
Vincent Devictor
Nature en crise. Penser la biodiversité
(Seuil)
Dans la crise écologique majeure que traverse notre société, l’érosion de la diversité du vivant se fait à un rythme stupéfiant. Vincent Devictor propose une synthèse de cette crise de la biodiversité tout à la fois à la pointe des savoirs et d’une lecture simple, accessible à un large public.

En termes généraux, la grande cause de l’effondrement en cours de la biodiversité a été définie comme la conjonction de trois phénomènes : « l’intensité, l’amplitude et la rapidité de la domination de notre espèce sur les écosystèmes terrestres et marins ». Les chiffres sont vertigineux ; ainsi, 40 % de la surface terrestre ont été transformés par les activités agricoles, 40 % des stocks de poissons sont épuisés et 55 % des stocks restants sont exploités à leur maximum. La catégorie inachevée de la biodiversité vise à rendre compte de cette évolution, à la mesurer en termes précis.

Une approche naturaliste et quantitative ne saurait cependant suffire à cerner cette crise du vivant, car celle-ci est aussi l’expression d’une multiplicité de crises et, selon Devictor, « le récit de l’Anthropocène concentre plusieurs aspects de cette polycrise ». Le récit dominant de l’Anthropocène est lui-même le produit d’une conception réductrice du système Terre. La protection de la nature et de la biodiversité relève à l’évidence d’un questionnement éthique, et « investir les problèmes de biodiversité, c’est investir [une] vimprégnation réciproque entre faits et valeurs ». Affirmation troublante, tant il est difficile d’admettre que les valeurs conditionnent et orientent, dans le réel, les programmes de recherche scientifique.

Ainsi, l’écologie scientifique et la biologie de la conservation provoquent sans discontinuer des débats éthiques sur ce que pourrait et devrait être une « bonne » protection de la nature, ouvrant ainsi un conflit des justifications, comme l’illustrent aux États-Unis les débats à distance entre Muir (1838-1914) et Pinchot (1865-1946) : John Muir affichant sa volonté de trouver les moyens concrets de protéger la wilderness, notamment lors de la création du parc de Yosemite en 1890 ; Gifford Pinchot défendant à l’inverse une gestion rationnelle de la nature, « perçue comme une réserve de ressources à exploiter convenablement ».

Pour Devictor, l’éthique environnementale est en somme une tentative de « formalisation et de complexification » de ce qui est en jeu dans le débat fondateur entre Muir et Pinchot, avec, omniprésents, deux problèmes centraux : celui de la place de l’homme dans la nature et celui du partage du naturel et du culturel, du sauvage et du domestique. La grande figure incarnant la double dimension éthique et scientifique de la protection de la nature est Aldo Leopold (1887-1948), avec son ouvrage Almanach d’un comté des sables, synthèse guidée par l’intuition suivante : « Il faut préserver la nature, pour cela il faut la connaître et l’aimer, et cela passera nécessairement par la reconnaissance de notre appartenance à la communauté biotique ». Autrement dit, nous sommes de et dans la nature. Il reviendra à l’écologie politique de proposer une nouvelle approche de ces problèmes en cherchant à concevoir et à mettre en pratique la configuration sociale et politique des questionnements qui touchent à la nature. La biodiversité émane, selon Devictor, d’une combinaison de prises de position de tireurs d’alarme inquiets, de l’émergence d’une écologie scientifique moderne et de conceptions morales.

Les nouveaux savoirs pour la biodiversité ne sont pas plus unifiés que les éthiques environnementales. La première difficulté concerne le nombre total d’espèces vivant sur Terre. Pour la résoudre, la recherche actuelle en écologie se base surtout sur l’analyse dynamique de la succession des diversifications/extinctions dans la longue durée des temps géologiques ; il s’agit ensuite de conférer une dynamique évolutive et fonctionnelle aux mesures de biodiversité, de décomposer cette dernière dans l’espace et dans le temps en décrivant au mieux les interactions entre niveaux d’organisation du vivant (génétique, populationnel, écosystémique, etc.) ; à cette fin, les scientifiques s’appuient sur le concept fondamental de « succession », créé par Frederic Clements, et sur ceux de « réseau trophique » et d’« écosystème », inventés par Arthur Tansley.

En bref, c’est dans le fantastique et bouillonnant champ de l’écologie scientifique, lui-même en constante reconfiguration, « que l’histoire, les concepts, et les méthodes de la conservation de la biodiversité doivent être étudiés pour penser la crise du vivant ». Depuis le sommet de la Terre de Rio (1992), qui avait propulsé la notion de biodiversité sur le devant de la scène politique internationale, « Rio + 20 » (2012), survenu en plein marasme économique, est resté quasi inaudible, en dépit d’une amélioration significative du droit international pour reconfigurer les systèmes juridiques susceptibles de repenser et de protéger la nature en crise, grâce notamment à la place essentielle accordée aux notions de collectif et de commun.

Ces progrès ne resteront cependant que de nouvelles ruses rhétoriques masquant de véritables régressions pratiques orchestrées par les firmes multinationales intéressées par la manipulation du vivant à des fins industrielles et profitables. Les grandes conférences internationales, si nécessaires qu’elles soient, ne permettront pas d’enrayer la crise du vivant sans l’effervescence et la pluralité des alternatives civiles et citoyennes dans le monde entier. La réflexion scientifique elle-même doit prendre en compte les divergences culturelles et politiques majeures incarnées par les ONG, les associations et les mouvements citoyens plus spontanés. Et en réaction à l’institution d’un discours impérialiste sur la biodiversité, « les mouvements sociaux feront valoir leur différence culturelle, la défense de leur territoire, leur autonomie politique et sociale en s’inscrivant en faux par rapport aux discours véhiculés par les sommets de la Terre ». Vincent Devictor traite avec subtilité cette grande question de la nature en crise. Avec lui, chercheurs et citoyens doivent assumer les incompatibilités, voire les contradictions, qui émergent à travers cette crise de la nature qui est indissociablement une crise sociale.

Il est urgent en effet de jeter par-dessus bord tous les anesthésiants de « la pensée, des valeurs et des émotions », car, écrit Devictor, « on agit mal si on pense mal et on pense mal si on n’éprouve rien ». Il en va non seulement de la rigueur et de la vitalité de la critique scientifique, mais aussi de la survie de notre espèce sur la planète Terre.

Jean-Paul Deléage

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